Dans le panier de crabes des producteurs d’événements hip-hop, il y a ceux qui pensent avoir remporté la mise parce qu’ils ont gagné la bataille de l’opportunité et du bon agenda. Et ceux, plus humbles, qui oeuvrent dans l’ombre. Eric Bellamy, boss de la structure de tournées Yuma Productions, fait bel et bien partie de cette deuxième catégorie. On revient avec lui sur sa carrière d’entrepreneur entre le succès de L’Age d’Or du Rap Français, l’histoire du rap lyonnais et le développement de jeunes pousses de la scène actuelle.
« On m’a proposé des tafs de DA en major, j’ai refusé parce que je me voyais pas travailler pour une grosse compagnie. » Quand on s’entretient avec Eric Bellamy, c’est évidemment sa farouche volonté d’entrepreneuriat et d’indépendance qui ressort en premier lieu. Sans doute une vieil artefact de ses débuts comme beatmaker dans la scène rap française bourgeonnante. Mais méfiez-vous de ne pas lui coller une étiquette passéiste, le lyonnais, qui nous dit « vivre plus que jamais dans le temps présent » a, en effet, depuis ses premiers pas comme manager-producteur, cherché à rester à l’écoute d’une musique de plus en plus bouillonnante au fil des années. Au point de vouloir s’investir dans la détection de jeunes talents, une casquette de plus pour celui qui se considère comme un « passeur ».
Depuis maintenant un an, en effet, HRZNS, la filière de Yuma Productions s’est engagée, tous les deux mois, à inviter sur scène « les artistes rap et hip-hop émergents du moment » pour proposer « un vrai rendez-vous éclectique, à la croisée des différents horizons de ce genre musical ». Comment concilier la vie d’entrepreneur musical à celle de dénicheur de talents ? C’est ce qu’on a évoqué, entre autres, avec Eric Bellamy, dans un éclairant entretien sur l’état du business actuel et ses mutations à venir pour s’adapter au monde moderne.
SURL : Tu es arrivé en France après avoir vécu en Afrique. Comment tu as vécu l’arrivée du rap à Lyon et qu’est ce qui t’a poussé à t’y investir ?
Eric Bellamy : J’ai touché à tout au début quand je me suis intéressé au hip-hop. Danse, tag, toutes les disciplines. Comme j’étais quand même plus intéressé par la musique, c’est le coté DJ qui m’a le plus attiré. On était un peu tous ensemble, les graffeurs, les rappeurs et les danseurs. Il y avait les premiers sampleurs comme le Roland W 30 qui commençaient à sortir. On a monté un collectif, IPM (Intelligent Posse Movement), on était un peu dans les délires Zulu Nation, dans ces valeurs là. Je manageais aussi le groupe, je boostais tout le monde. Il y avait d’autres groupes à Lyon, dont DNC dans lequel évoluait Stani qui a monté ensuite Le Peuple de l’Herbe. On échangeait pas mal sur nos façons de travailler d’ailleurs. DNC commençait à avoir pas mal de concerts, ça nous motivait pas mal, et puis il y’a eu aussi le morceau de MCM 90 sur la compilation Rapattitude 2. J’ai commencé vraiment à composer à l’époque. Mon pseudo c’était Le Sourcier, j’étais à fond sur les samples, donc chercher la source. L’histoire de IPM, la Lyonnaise des Flows, a duré quasi sept ans.
Tu as très vite endossé le rôle de manager de IPM ? Quel recul tu as sur cette époque ?
C’est venu par défaut en fait. On faisait pas mal de concerts, en banlieue, comme le rap était vu comme un nouvel eldorado de la jeunesse qui allait nous sauver. Il fallait s’organiser. On avait décidé de monter la Lyonnaise des Flows, un label qui se voulait généraliste, pas que rap. On se retrouve avec les gars d’IPM à prendre des prêts étudiants pour monter l’affaire, qu’on a pu renflouer puisqu’on a vendu 10 000 copies de notre premier album en indé, pour l’époque c’était vraiment bien. Après, on est selon moi partis trop vite dans une direction de label généraliste, on aurait du signer tous les mecs qu’on côtoyait en rap sur Lyon, on serait devenus plus forts. On s’est un peu perdus à vouloir partir dans d’autres styles musicaux.
L’album d’IPM La Galerie des glaces est un peu le seul album de rap lyonnais qui se soit hissé au niveau des meilleurs disques de rap français de l’époque. Comment tu as vécu sa conception ?
C’était une sacrée expérience, on avait par exemple fait venir un ingé son, Jeff Dominguez, qui a refait tous les mixes. Je suis autodidacte, c’est cet album qui m’a permis de découvrir ce qu’était un contrat, des éditions. Je ne pense pas que sans cet album j’aurais développé les activités qui m’animent aujourd’hui.
Vous avez cristallisé l’énergie lyonnaise que beaucoup essaient encore de canaliser quand même.
Oui, c’est d’ailleurs parce qu’on faisait beaucoup de concerts avec IPM qu’on rencontrait des groupes qui me demandaient de leur trouver des dates aussi.
Tu parles d’une époque où l’axe Paris-Marseille n’est au final pas aussi défini qu’il va le devenir plus tard. Comment tu expliques qu’il n’y ait jamais vraiment eu la place pour le rap lyonnais ?
Il y a eu un réel problème de manque d’encadrement à Lyon. Il n’y a pas beaucoup de managers qualifiés, et puis surtout quand les artistes réussissent, ils vont vite à Paris. Alors qu’à Marseille, ils sont marseillais avant tout. Ça ne m’étonne pas que le rap marseillais se soit développé comme ça. Il y’a un côté solidaire, ce qui a manqué à Lyon. Pourtant il y avait le potentiel artistique ici. Mais les mecs étaient loin des maisons de disques, très attentistes, et pas dans une volonté d’aller pousser des portes aussi. Et pourtant les majors étaient ouvertes à recevoir des trucs nouveaux.
Quand tu commences, il n’y a pas de SMAC, quasiment pas de home studios, pas de structures d’encadrement, pas d’outils de formation professionnelle. Ce n’est plus le cas à l’heure actuelle. Pourtant la scène lyonnaise n’explose pas plus ?
Il y’a des projets lyonnais signés en major (Jorrdee, Chilla, Tom Ace) on va voir ce que ça donne par la suite. C’est des signatures en artiste mais les gens à Lyon restent dans une démarche attentiste à attendre que ça tombe un peu tout cuit. Il y a pas eu des grands changements à ce niveau enter les différentes générations. C’est Lyon, j’ai du mal à l’expliquer. (rires)
Malgré ça les nouvelles générations t’influencent ?
Le rap se renouvelle en permanence, avec une passerelle réelle avec l’électro qui est en train de se faire, même dans la façon de composer. Il y a plein de façons de faire du rap en 2017, ce qui est assez cool par rapport à avant. Mais il est clair qu’il y avait une façon de faire qui était plus frenchy que maintenant. On vient d’une époque où l’image était pas aussi importante qu’à l’heure actuelle, ça change la donne, la façon de consommer. Ca force aussi dans mon métier à se renouveler pour détecter de nouveaux talents.
C’est cette volonté qui t’a motivé à créer HRZNS ?
Exactement, mon idée c’est d’accompagner les artistes assez tôt, dès leurs premières scènes. On a eu cette chance avec IPM, donc j’ai eu cette envie de passer le relais.
Comment tu fais pour être à l’affût dans la frénésie de sorties ?
Je fais beaucoup de veille, et j’ai des petites oreilles qui nous servent. Dans les salles de concert, au bureau, chez moi. J’ai des enfants, c’est un bon baromètre aussi.
Tu co-produis aussi les tournées L’Age d’Or du rap français, comment tu arrives à gérer cette pyramide des âges ?
Je suis à l’aise avec les deux. C’est des plaisirs différents. L’Age d’Or, c’est des tournées en Zénith, c’est d’autres moyens de production. Sur HRZNS, c’est un concept, on a pas d’exigence de production. On dit aux artistes « tu viens, tu joues », on conseille un peu à la fin, on est dans une démarche de repérage, on voit si on peut travailler ensemble, on apprend à se connaître avec les artistes. On prend l’artiste à un instant T. L’Âge d’Or, on donne un spectacle global.
Ça aurait été impossible de tous les réunir sur scène il y a 20 ans non ?
Regarde Express D et Busta Flex, qui avaient eu des différents. L’eau a coulé sous les ponts, les mecs ont dépassé ça au point que Busta invite Express D sur « Pourquoi », son morceau qui parle de leur fameuse embrouille [une rixe pendant une interview qui dégénère, laissant le pitbull de Busta Flex sur le carreau au passage, ndlr]. C’est un symbole, une façon de dire que les histoires sont derrière. Tu m’aurais dit il y a 20 piges qu’une tournée comme ça se monterait, je t’aurais dit « mais non ». On parle aussi d’artistes de 40 ans qui sont encore productifs. Ils sont contents de faire cette tournée, ça leur donne de la force pour y aller encore plus qu’avant. Il y aura peut être une deuxième tournée L’Age d’or avec la génération d’après.
À l’heure des contrats à 360°, comment ta structure peut encore progresser et se consolider à l’heure de la globalisation du marché ?
On va sans doute aller vers l’épuisement du capitalisme, la musique n’y échappe pas. Les deals vont flamber, donc les marges vont fondre. Donc à un moment, les mecs des finances qui s’intéressent pour le moment à la musque pour sa rentabilité vont une nouvelle fois s’en désintéresser et tout va s’effondrer, comme l’industrie du disque. Sans doute qu’Apple va racheter des majors aussi.
Tu penses qu’on est au début d’un nouvel âge du disque ?
Tu le vois bien : tous les labels veulent monter leurs branches urbaines, tous. Aujourd’hui les musiques les plus prolifiques c’est le rap et l’électro.
Un groupe comme IPM ne survivrait pas en 2017 avec 10 000 streamings au lieu de 10 000 ventes. C’est pas ça au fond le vrai combat, la rétribution des artistes ?
Je pense qu’il va y avoir de nouvelles façons de consommer qui vont se mettre en place. Elles restent à inventer. Spotify et les autres plateformes vont se faire dépasser par un petit malin, un beau jour. Moi, j’ai la chance d’être sur un secteur qui pourtant n’est pas piratable ou remplaçable.
Il y’a quand même Mélenchon qui fait des hologrammes…
Ouais c’est vrai. (rires) En tout cas, la vraie question, c’est comment je vais continuer à avoir accès aux groupes, parce que dès qu’ils signent avec un label, ça devient un problème.
Comment tu arrives à apporter à des artistes comme Kery James une vision à long terme ?
C’est une vraie discussion, tu as intérêt à être entouré au moins d’un management qui essaie de leur faire comprendre des choses. Seul c’est impossible. Et puis travailler avec Kery James à l’époque et travailler avec lui aujourd’hui, ça n’a rien à voir. C’est plus le même homme.
Tu as raté des artistes en signature ?
Plein… Ben l’Oncle Soul, par exemple, que j’aurais pu signer. Mais je lui ai dit que la soul en français ça marcherait jamais. (rires) Des fois, tu hésites, et puis tu te décides c’est déjà trop tard. Bon, pendant une époque, il faut dire de toutes les agences en France, on était seulement deux à signer du rap, hein. Aujourd’hui tout le monde veut son artiste rap, c’est devenu la pop.
Tu penses que le concept d’HRZNS peut se pérenniser ?
Notre vraie question c’est le financement. Pour l’instant, c’est 100% Yuma, ça commence à coûter un peu cher par année. Mais c’est un programme qu’on ne veut pas abandonner, donc on recherche des aides, et puis on va chercher à pérenniser aussi en Province. C’est un projet qui peut être intéressant pour les SMAC, qui doivent faire du repérage et du soutien d’émergences dans leurs cahiers des charges, et là on leur amène un plateau tout fait. C’est aussi un laboratoire pour nous, on a quand même signé des artistes (Jorrdee, Gracy Hopkins, Rufyo, Gros Mo). On veut profiter de ce travail là pour aller jusqu’au bout de la démarche, et pourquoi pas se poser la question de devenir un label, ou un éditeur. Rester sur le live, c’est prendre le risque que l’artiste signe avec un label et qu’on se retrouve out.
Du coup tu te retrouves avec la même logique qu’une major qui ne veut pas que son poulain sur qui elle a investit se barre ?
Exactement. Sauf que eux le font par opportunisme. Ce ne sont pas des mecs qui viennent de là, il faut dire la vérité. En réalité, quand tu fais une tournée des Zéniths, tu kiffes, mais ça n’est pas là où réside la plus value d’un producteur de spectacles pour moi. C’est partir d’un groupe qui n’a rien et l’amener jusqu’à Bercy.