Et si… Ali avait eu le succès de Booba ?

vendredi 6 mars 2015, par Baptiste Biarneix.

Lumière divine à tous les étages pour l’un, flashes des photographes et soleil floridien pour l’autre. Alors qu’un Booba plus fainéant que jamais suscite toujours autant d’intérêt auprès du public, son ex acolyte s’apprête à sortir son troisième album, assez discrètement. L’espace d’un instant, parce qu’on a beaucoup d’imagination et qu’on prend trop de drogues, on a envisagé un monde où Ali aurait connu le succès de l’ourson du 9.2. Attention, fiction du turfu.

Près de vingt ans que Yassine Sekkoumi, alias Ali, s’exerce à la pratique de la musique. Et plus d’une dizaine d’années que ses couplets résonnent dans les chambres des collégiennes, les voitures des lascars ou les résidences étudiantes. En 1995, alors qu’il posait sur la K7 Freestyle n°13 de Dj Cut Killer, il prévenait : « Le lunatic te pique les veines comme une seringue, ne force pas sur la dose ou tu en deviendrais dingue. » Il faut croire que la dose était trop forte. Nul ne sait comment s’en défaire. Impossible de traverser la ville sans que ne résonne sa voix depuis l’autoradio d’un véhicule à l’arrêt.

En ce début d’année 2015 post-Charlie Hebdo, le compteur Geiger des élites parisiennes tape dans le rouge. Alain Finkielkraut et Michel Houellebecq n’en peuvent plus. Ils déversent, depuis les postes de télévision, une bile haineuse dans les tous les salons français. De chaque écran s’échappe le dégoût que leur inspire Ali. Eric Zemmour, lui-même, s’arrache le peu de cheveux qu’il lui reste quand il parle de celui qui incarne pour lui le symptôme du suicide français. Il est vrai que le succès commercial du morceau “Lamentations” lui avait été invivable : un clip en Palestine, keffieh sur le crâne, en boucle sur les chaines musicales. Et cette photo avec Yasser Arafat qui dérange.

« Ils veulent qu’on fonce dans le mur, mais le mur qu’ils verront accueillera le murmure de leurs lamentations. »

S’il est insupportable pour ces intellectuels habitués des plateaux TV de voir leurs enfants bercés par ce rappeur, mi-artiste mi-prêcheur, le parcours d’Ali n’en reste pas moins une success story à la française. Un rappeur bankable qui ne jure que par Allah et qui pratique un art religieux, mystique, “moyen âgeux” même, dirait Elisabeth Lévy. Et qui n’aurait donc pas sa place dans la France du XXIème siècle ? Que le rap véhicule des valeurs libérales en parlant d’argent, de pouvoir et qu’il soit vulgaire, c’est acceptable. Mais quand il trouble les certitudes et confronte les pensées, l’affaire se corse. Les plus âgés ne comprennent pas ce qui séduit dans cette musique venue d’ailleurs. Elle leur paraît si barbare. Tellement autre. S’ils ont, pour certains, connaissance de la culture hip-hop afro-américaine, ils se refusent à accepter ce rap Afro-Européen. Celui d’Ali, nord-africain lié à l’Islam et auréolé d’un succès commercial grandissant.

PEUR SUR LA VILLE

Début 2015. Les jeunes de ce pays tuent le temps et les nerfs de leurs parents en écoutant à longueur de journée son dernier hit, « Dialogue ». 900 000 vues sur Youtube. « Du chemin, que s’écartent les démagogues, nos gosses n’ont pas besoin de mythos mais de bons pédagogues », chantonnent-t-ils. « Salaam dans les mosquées, Shalom dans les synagogues, seuls les cœurs sincères sont ouverts au dialogue. » Et les adolescents répètent, bêtement. Le morceau est sorti depuis moins d’un mois, et tous connaissent sur le bout des doigts cet hymne rassembleur.

Comme d’habitude, Skyrock le diffuse en boucle. Rotation intensive sur la radio première sur le rap. C’était déjà le cas en 2005, dix ans plus tôt, quand est sorti « Langage venimeux ». Le député français François Grosdidier s’était alors plaint du prétendu prosélytisme d’Ali et les associations antiracistes lui avaient embrayé le pas. Le rappeur se retrouvait avec une promotion rêvée. Les soi disants maux de l’époque résumés en un clip : l’Islam et la banlieue. Un hall, des motos, des têtes cramées, et des paroles incomprises. « C’est eux ou nous, nous ou eux, on est passé d’ethnies à quartiers, chez certains ça parle cartels, d’autres espèrent nous chasser à la Charles Martel. » Des textes qui font peur, quatre ans après le 11 septembre ? Le tumulte n’aura duré que quelques semaines, le temps pour Ali de se faire un nom au-delà du public rap. Un an plus tard, son disque Chaos et harmonie était certifié disque d’or, avec plus de cent mille ventes.

Ali est devenu, en quelques albums, un fantasme autant pour son public que pour les élites, de gauche comme de droite. Point d’orgue à cette fascination, Thomas Ravier ira même jusqu’à comparer Ali à l’écrivain culte Albert Camus. Dans son dossier fleuve publié par La Nouvelle Revue Française, le journaliste rapproche le flow solaire de Camus, l’écrivain athée qui parlait aux chrétiens, au rap ténu et lapidaire d’Ali, le pieux qui murmure à l’oreille des agnostiques. Nouvelle reconaissance pour celui qui arrachait en 2000 le premier disque d’or en totale indépendance de l’histoire, pour l’album Mauvais Oeil de Lunatic, avec Booba.

RAPPEUR PRÉFÉRÉ DE TON RAPPEUR PRÉFÉRÉ

Un Booba justement condamné à souffrir de l’incessante comparaison avec son ex-binôme. Deux destinées étroitement liées bien que distantes. Comme si le voyou ne pouvait pas sortir de l’ombre trop grande de l’homme de foi et lustrait chaque jour leur disque d’or obtenu jadis. Incapable de tourner la page, il en appelle même son album sorti en 2010 Lunatic. Cuisant échec, dû en partie à une mise en bac indécente. Et derrière « A.l.i tu as toute ma reconnaissance », tous entendirent la déception et la rancœur chanter. Pourtant c’est peut être entre 2006 et 2010, alors qu’Ali est en retrait de la scène musicale, que son ex acolyte aurait le plus pu renverser la tendance. Quatre ans durant lesquels on ignore ce qu’a fait Ali. Son silence fut de marbre jusqu’en 2010, et la sortie du Rassemblement et cela faillit bien égratigner son image.

On se souvient des rumeurs, multiples, pour justifier son absence de la scène médiatique. Ses proches furent montrés du doigt, Ali aurait rejoint une sorte de secte au Maroc, entre Islam et sorcellerie, entraînant avec lui un footballeur bien connu pour ses frasques médiatiques. On évoquait aussi la prison. Un séjour de quelques mois, pour une affaire de violence avec arme, ressortie des placards comme par magie. Quelques mois de « radicalisation religieuse » a-t-on pu lire. Yassine Sekkoumi s’y serait fait un réseau peu recommandable. À cette heure encore, la vérité n’a pas été mise au jour et il est difficile de savoir ce qu’Ali fit de ces quatre années.

Quoi qu’il en soit, en l’absence du « papa de tous les rappeurs », la fin de la décennie 2000 vit naître d’innombrables MCs s’essayant au même créneau que leur idole. Quatre ans de rap teinté de religion, de morale et de spiritualité. Peut-être les années les plus pauvres de cette musique, tant les sorties se suivaient et se ressemblaient. Des clones d’Ali dans tous les quartiers de France sortirent des albums médiocres et impersonnels. Un rap de fantasmes pieux, des vies imaginaires mises en musique pour s’offrir le succès d’Ali. Et cela jusqu’au retour du patron.

UNE SUPERSTAR SANS POSTER

Et quel retour ! En 2010 le deuxième opus d’Ali, Le Rassemblement, connait un destin similaire au précédent, avec une exposition médiatique encore plus conséquente cette fois. Un passage au Grand Journal notamment, où Ali expliquait rejeter les valeurs de luxe et de luxure, et qu’il ne souhaitait plus que soient produits de posters à son effigie. Le discours a fait peur… Il était question de ne pas se placer en objet d’adoration, de n’être jamais considéré comme une icône. Le rappeur prévenait déjà huit ans plus tôt, sur l’album de son ex partenaire de rimes Booba : « Ne rappe ni pour la gloire, ni par passion, j’attends de ta part ni compliments ni ovations , quand bien même tu kiffes, fais-le avec modération, Allah, à toi seul l’homme doit toute son adoration. »

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Et pourtant en 2010 à la télévision, Ali se trouve confronté à des gens trahissant son discours, lui prêtant sans cesse des intentions malsaines. On lui a demandé son avis sur la situation géopolitique au Moyen Orient, sur le système carcéral français, sur les modèles d’intégration européens ou la nourriture hallal à la cantine. On a même essayé de le faire médire sur Booba, toujours dans l’espoir d’une sortie de route, d’un dérapage. Beaucoup voulaient faire tomber cette superstar sans posters. Souvent, on l’a questionné dans les médias français sur l’avenir des jeunes d’Afrique. Toujours cette même réponse. « Ok, il y a beaucoup de réussite par la musique et par le sport, mais nous ne devons pas non plus devenir un peuple de cirque et de divertissement. » Alors plus que jamais Ali est devenu un modèle pour beaucoup. Un rôle dont il n’a jamais vraiment souhaité endossé le costume. Lui qui vivait sa foi sereinement et l’exprimait par l’art s’est retrouvé en position d’exemple. Une situation parfaitement contraire à son caractère et à l’humilité qu’il dégage. C’est pour cela qu’il fit le choix, à nouveau, de ne plus se montrer sur les plateaux télé et de ne donner des nouvelles – très régulières d’ailleurs – à son public que par sa page Facebook et son compte Instagram.

Que la paix soit sur vous, le troisième album d’Ali, vient de sortir. La presse s’accorde à dire que c’est une franche réussite, et fait à nouveau les yeux doux au rappeur, qui truste encore le haut des charts. L’album est numéro un sur Itunes, et les ventes d’albums physiques semblent aller dans le même sens. Une fois de plus, Ali a su se faire désirer, laissant patienter pendant cinq ans un public toujours plus nombreux et éclectique. Public qui aujourd’hui, écoute en boucle ce nouveau disque et ignore une fois de plus Booba. Ce dernier préparant la sortie dans l’indifférence totale d’un nouvel album, qui risque encore de n’exister que dans l’ombre d’Ali. Après tout, on le sait désormais, seule la rime paie.

Auteur : Baptiste Biarneix
Éditeur : Olivier « Fisto » Cheravola

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