Tout se passe comme si les deux frères de PNL avaient implicitement donné le feu vert pour qu’il soit maintenant acceptable, voire encouragé, de faire dans le spleen et la mélancolie en rap français. Il y a un peu de ça chez Ash Kidd, mais pas uniquement. Difficile d’ailleurs de présenter un artiste qui ne laisse rien transparaître, à part sa musique, et qui ne souhaite pas non plus s’exprimer. Avec les rares éléments que l’on a, on peut quand même essayer de planter le décor.
Celui de son EP Cruise, pour commencer. On voit un bonhomme assis les yeux fermés : à l’écoute, ou bien las, déjà ailleurs. Derrière, une belle voiture. Et le tout sous un filtre beigeâtre, grainé, prémices d’une ambiance feutrée. « Cruise ». Ash Kidd semble sur le départ, prêt à nous emmener quelque part. Où ça ? Les premiers indices se dévoilent assez vite. L’esthétique, dans ses clips et partout ailleurs, est Tumblr, et très tournée vers l’Amérique : du rose pastel, des palmiers, du filtre Instagram. Grosses caisses et sapes de qualité sont également en place. Et ça parle main chick, ride, lean, turn up…
Les inspirations sonores, elles aussi, lorgnent vers l’Ouest. On pense à la scène rnb tendance trap/slowmo qu’on a aujourd’hui aux Etats-Unis et au Canada : Tory Lanez, Majid Jordan, PARTYNEXTDOOR, Bryson Tiller… avec en tête le patron, Drake. Bref, cette nouvelle génération de rappeurs et chanteurs qui réussissent à harmoniser une voix parfois fragile avec des instrus plus « trap ». Avec un peu d’autotune discret par-ci par-là et surtout des doigts de fée, ils arrivent à pondre des mélanges pleins de finesse. Ash Kidd suit brillamment leur trace.
Malgré tout, sa musique se distingue rapidement de ces influences. Amour, sexe, drogue, les thématiques peuvent paraître creuses, mais la différence se fait grâce à un art du storytelling et des prods extrêmement mélodieuses. Et l’influence américaine est vite éclipsée par un atout que le Kidd pose très vite sur la table : la langue française, dont il manie si bien les mots pour raconter ses histoires. Claude Bourgeois, son alter-ego sur les réseaux sociaux, c’est qui ? Ce pourrait être celui qui attire toutes les jeunes filles de bonne famille dans ses filets, et qui en fait des chansons.
À l’écoute de Cruise, on décèle beaucoup de langueur, de sensualité, mais aussi et surtout de l’amertume, des déceptions, et on sent derrière une multitude d’histoires vécues et de sentiments encore frais. Rarement un rap chanté qui parle d’amour et de sentiments n’aura été aussi entraînant tout en restant léger et délicat. Osons aller plus loin. « Motel », avec son story-telling séduisant, sa tension grimpante et son refrain efficace sans être poussif, constitue un superbe morceau d’un genre qu’on n’aurait pas soupçonné évoquer ici : la chanson française. Introduire un genre tant inattendu de manière aussi fluide relève du coup de maître. Vous pensez qu’on est dans l’abus ? Jetez une oreille à « Nostalgie », autre extrait de l’EP.
« J’ai demandé a la lune, si elle voulait m’bercer le soir… Elle m’a dit j’ai pas l’habitude, de croiser des négros comme toi. » Une reprise du classique – beau mais à fort potentiel agaçant – d’Indochine était risquée sur le papier. Claude s’en sort avec mention très bien. Il réussit à ancrer le titre dans des sonorités contemporaines, en lui insufflant un rythme slowmotion fait de pics de tension et de descentes. Chez Ash Kidd, l’ombre de la chanson française est là, avec la même crudité des mots et des sentiments.
Mais à force de rouiller son SoundCloud en long, en large et en travers, le constat se dévoile : impossible de résumer l’esprit du Kidd à cette seule esthétique fleur bleue. Sa palette se révèle bien plus éclectique et surprenante. Le titre « 777 », par exemple, est marquant à plusieurs égards. Tout d’abord nous saute à la gorge une instru qui convoque la house et des sonorités japonisantes. Puis arrivent de superbes oscillations vocales, qui le font passer d’un registre plein d’agressivité et de rancœur à un murmure rnb sensuel, pour finalement entremêler les deux.
De manière générale, Ash Kidd embrasse différents registres, influences et esthétiques, avec une agilité déconcertante pour un rookie. Lorsqu’il le souhaite, son timbre peut se faire plus grave et discret (« Rosa Acosta », « Ile Flottante »). Et parfois, un rap pur reprend du service, comme sur « Lemonade », le titre qui est doucement en train de le faire connaître en mettant tout le monde d’accord. C’est d’ailleurs ce dernier qui nous a décidé à l’intégrer à notre liste des 15 titres sous-cotés de 2015.
Néanmoins, douceur et mélodie ne sont jamais loin pour tempérer le tout. Il l’exprime bien sur ce même titre : « Mon sirop adoucit mes peurs. » Ses track sont en effet des comptines sirupeuses, bien que crues, urbaines, et ultra contemporaines. Et derrière, on découvre un kid curieux et sensible, qui tâtonne dans différentes directions et s’abreuve de musique, d’art et d’histoires. Avec de tels atouts, nul doute que les 100 000 vues qu’il atteint aujourd’hui sur ses vidéos paraîtront bientôt dérisoires. En attendant, Cruise est disponible sur iTunes.