La proximité géographique avec l’Italie ne nous a pas empêchés de passer (presque) à côté de l’explosion de ses talents du rap. Les quelques duos qu’on a entendus récemment (SCH et Sfera Ebbasta, Lacrim et Ghali…) nous laissaient déjà soupçonner l’effervescence hip-hop transalpin. Quelques dizaines de millions de vues sur Youtube – et un excellent premier album plus tard – la claque nous réveille : il faut compter sur Ghali. Focus sur celui que l’éminent écrivain journaliste Roberto Saviano (auteur du célèbre Gomorra, dans l’empire de la Camorra) qualifie déjà de poète majeur de la langue italienne.
Ghali, figure du rap italien actuel a sorti son tout premier vrai album fin mai. Avec un projet sobrement intitulé Album, et un disque d’or en deux semaines seulement, titulaire de nombreux records de nombre d’écoutes en une journée sur Spotify, Ghali fait dans le grandiose avec simplicité.
Né en 93 à Milan de parents tunisiens, Ghali grandit dans le quartier de Baggio en banlieue milanaise. Il faut se pencher sur la jeune vie de l’artiste pour comprendre ce qui le distingue. Ghali passe son enfance avec un père aux affaires personnelles agitées et une mère faisant figure de pilier ultra solide. Il change d’école souvent, recommence à s’intégrer à chaque fois. Les désillusions arrivent vite, quand il affronte les interrogations et les jugements. De ces premières frustrations, il mûrit sa part de différence, et forge sa propre conception de comment tourne et doit tourner le monde. Après avoir vu 8 Mile, il tombe dans le rap et commence à écrire à 11 ans. Il y trouve très vite son moyen d’évasion.
Les premiers morceaux sont enregistrés sur un petit microphone dans sa chambre. Ghali a gardé en lui cette capacité à tout lier ensemble. Une âme et un cerveau qui ne peuvent s’empêcher de faire des hybridations entre tous les univers de sa vie. Des ponts qui se traduisent en lyrics, en flows, en clips, en musiques, en tenues vestimentaires. Tout Ghali transpire cette richesse puisée de tous les côtés. Encore aujourd’hui, les lyrics du rappeur sont teintées de messages bien construits. Son écriture est très sensée – mais attention, pas politique, prévient-il. Elle aborde avec spontanéité la réalité de l’Italie actuelle, le monde qui change et les mutations qui se créent dans tous les sens. De son public, il partage le langage et les yeux portés sur le monde. Son style en revanche, il l’a affiné tout seul, en écoutant du rap italien old school comme Joe Cassano ou Uomini Di Mare. Aujourd’hui, il cite également comme très forte influence Stromae, Booba, Manu Chao et l’incontournable Michael Jackson, à qui il rend hommage dès que possible : lyrics, danse, couverture d’album, clips, accessoires de costumes…
Les choses deviennent plus sérieuses à l’adolescence lorsqu’il forme avec trois autres artistes le crew Troupe d’Elite. Il signe ainsi chez Sony et sur le label Tanto Roba, maison d’une de ses idoles Gué Pekeno (à qui il raccrocha au nez la première fois, pensant que c’était un canular). L’expérience en major fut de courte durée. Ghali aspire à plus de liberté et de simplicité : il se présente en solo rapidement sous le nom de Ghali Foh. En juillet 2013, sur Facebook, il sort sa Leader Mixtape où l’on retrouve déjà des prods du talentueux Charlie Charles, et un duo avec Sfera Ebbasta. Ses sons ne sortent désormais plus que sur Youtube. Il les égraine gratuitement, un à un. Au fur et à mesure, le public découvre un artiste de plus en plus complet. Cette stratégie moderne et grand public ne va cesser de faire gagner Ghali en valeur et notoriété. Une petite plongée progressive dans le crâne du rappeur, comme il aime le dire. De plus en plus, les textes témoignent de vraies prises de parole(s), multilingues et ultra techniques, ainsi que les bijoux de clips qui vont avec. « Wily Wily« , tourné dans le désert de Jordanie, est sublime. Tête écrasée dans le sable, étouffé par le soleil, habillé d’une tenue de prisonnier qui limite sa liberté, Ghali y évoque les jugements à l’égard des cultures étrangères.
Le rappeur a ce talent d’évoquer l’air de rien des sujets pointus et d’y impliquer la masse. Le public hyper hétérogène, de l’Italie à la Tunisie, le suit. Ce n’est qu’en octobre 2016 qu’il se rend disponible ailleurs que sur Youtube. Il sort « Ninna Nanna » sur Spotify. Avec 58 millions de vues Youtube aujourd’hui, le single est triple disque de platine, et a décroché le record du nombre d’écoutes Spotify en une première journée. Coïncidence – ou pas -, c’est sa mère, sacro-saint porte-bonheur, qui illustre ce single à l’origine de la première vraie explosion du rappeur. Une mère à qui il voue une éternelle reconnaissance pour la dignité, l’élégance et le soutien infini dont elle a fait preuve tout au long de sa vie. Il l’affirme sans peine : c’est en partie grâce à elle si l’ascension a pu se faire de manière aussi magique et sans faute.
« Pizza Kebab » arrive ensuite. Le son est peut-être le plus significatif de ce qu’est le rappeur. A coup de deux très beaux mini-métrages intimes et symboliques, qui font plus d’un million et demi de vues chacun, le son est teasé. Il sort en février 2017, et Ghali bat ainsi son propre record du nombre d’écoutes le plus important en une journée. Drôle de titre pour un morceau qui pourrait résumer à lui seul la philosophie du rappeur. « Juste un peu de liberté, sans sauce piquante. » Ses deux cultures forment une entité qui surprend certainement l’auditeur, et Ghali l’admet volontiers dans sa chanson… – « allez dire à un italien de mettre du kebab sur sa pizza ! ». Mais il rend la chose profondément belle. Ce serait presque déconcertant de parler de philosophie, de poésie ou même de politique avec un titre pareil. Et pourtant. L’artiste pose des mots toujours justes sur des thèmes aussi vastes que la pizza kebab, sa mère, la Tunisie, le migrant qui veut atteindre l’Occident plein de rêves et ceux qui pourraient le considérer comme parasite. Tous sont motivés par les réflexions sur la vie qui se transforme, le rêve d’autre chose, ou la vie qu’on passe à rêver. On y retrouve beaucoup de références geek aussi, de Dragon Ball à Pokémon.
Enfin, après une attente savamment gérée, le 26 mai, sort le premier album de Ghali, sous son propre label Sto Records. L’objet se compose sobrement de douze tracks sans aucun featuring, celui avec Lacrim étant déjà sur l’album du rappeur français. Toutes les prods, de très haute qualité, sont signées de Charlie Charles. Taquiné pour le nom super simpliste qu’il donne à ce premier disque, Ghali assume d’une logique implacable. Album parce que c’est son premier album. Mais aussi parce qu’il l’a pensé comme un album photo. Sans surprise en effet, absolument toutes les lyrics renvoient à une imagerie dense. Ne serait-ce que la cover, dessinée par le street artist Ozmo, est un étalage de tout ce qui se s’agite dans sa tête : les drapeaux de ses pays, les symboles animaux, les références geek, la femme de ses rêves Monica Bellucci… Tous ses éléments couvrent le visage de Ghali the King, et le dévoilent en même temps. L’artwork rappelle furieusement Michael, l’album posthume de Michael Jackson. L’album Culture de Migos est également cité en référence. A la fois autobiographique et libératrice, Ghali emploie le terme « vomir » lorsqu’il revient sur l’écriture de ce projet pour le magazine Rolling Stone. Plancher sur ce disque l’a fait plus que cogiter, et il entend bien nous faire réfléchir aussi.
Album reconstruit l’identité, ressasse les jugements du passé et imagine l’avenir. Toujours avec beaucoup d’élégance, la pensée de Ghali est optimiste. Le style est franchement inclassable, tantôt trap, tantôt variété. Pour l’artiste, l’album rime avec investissement et sacrifices. Un premier vrai projet mené du début à son terme, que l’artiste considère naturellement comme son diplôme, adressé fièrement à sa mamma. Chaque écoute de l’album révèle un nouveau sens et des sentiments différents. Il est plutôt léger et chantant, optimiste, loin des codes rap habituels. Ghali continue de nous éblouir après la sortie via quelques clips à la beauté flagrante : l’entêtant « Happy Days« présente un éventail de costumes plus colorés et énergisants les uns que les autres. Les mêmes danceurs que ceux du clip de « One Dance« de Drake l’accompagnent à Joannesburg pour fêter sa chanson. Enfin dernier coup de maître en date, le clip « Habibi », qu’il a teasé et présenté – sans fausse modestie – comme un film digne des plus grand studios. Oui, on vient à peine de faire sa rencontre qu’on se rend rapidement compte que Ghali est déjà un grand. Suivez son chemin et prenez le risque, vous aussi, de ne plus jamais faire machine arrière.