Espiiem : « Les plus pugnaces s’imposent »

mercredi 18 décembre 2013, par Antoine Laurent. .

Comment vit un rappeur ? Comment vivre du rap ? Nous sommes allés à la rencontre d’Espiiem juste après la sortie de son mini-album, Haute Voltige, pour parler de sa musique mais aussi pour lui poser la question. À l’heure où l’indépendance revient à la mode, on interroge sa fiabilité et tente de réduire la distance, dans le rap, entre le contenu des disques et celui des portefeuilles.

Après la sortie d’un mini-album encensé par la critique au mois de septembre, Espiiem, rappeur parisien de 24 ans, rentre progressivement dans ce qu’il appelle le « monde obscur qu’est l’industrie professionnelle ». Faire le choix d’une carrière dans le rap, en indépendant, permet-il de vivre de son art ? Ou bien les rimeurs sont-ils condamnés à survivre… jusqu’à l’éventuelle réorientation ? Ce lundi 2 décembre, dans les locaux de son agence de promotion, dans le dixième arrondissement de Paris, nous sommes allés lui poser la question.

SURL : Haute Voltige est sorti le 16 septembre. Trois mois après, tu en es où ?

Espiiem : J’ai eu des retours plutôt positifs. C’est un projet différent par rapport à ceux que j’avais sorti et je craignais que les gens ne comprennent pas l’évolution. Heureusement, ça s’est bien passé. On me dit souvent qu’il faut plusieurs écoutes pour pouvoir rentrer vraiment dans le projet mais les gens apprécient globalement la direction artistique qu’on a voulu y mettre, ils trouvent que ça sort du lot. Deux mois après, le verdict c’est que ça m’a permis de me professionnaliser, en quelque sorte, parce que c’est un projet physique donc je me suis entouré d’une équipe compétente et professionnelle. Ça m’a permis d’officialiser le projet et de rentrer vraiment dans ce monde obscur qu’est l’industrie professionnelle. Ça m’a également permis de faire pas mal de concerts du fait que maintenant, j’ai un vrai projet à défendre et c’est plus facile de défendre un projet physique qu’un projet diffusé gratuitement sur le net. Quelque part, je pense que j’ai réussi mon pari.

Ça te permet de vivre du rap ?

Complètement. Ça me permet de faire pas mal de concerts, c’est un produit beaucoup plus solide [que ce qu’il avait fait auparavant, ndlr] qui me permet de démarcher davantage de scènes, et du coup de pouvoir en vivre. Je ne fais que ça. J’étais étudiant en philosophie mais j’ai mis ça de côté pendant une petit période pour pouvoir faire ce que j’aimais à fond et peut-être reprendre mes études par la suite, en parallèle. Là je voulais vraiment me faire plaisir en m’accordant une période chargée où je ne faisais que de la musique, où je ne faisais qu’écrire, et c’est le cas. Jusqu’à l’album, je ferai uniquement ça.

 

« Artiste, c’est plus vicieux qu’une carrière de footballeur »

 

Parce qu’au final c’est bien ça qui fait vivre une majorité d’artistes aujourd’hui, la présence scénique, et non la vente de disques ?

Oui, surtout pour des artistes indépendants, comme moi. C’est la présence scénique, c’est le merchandising et c’est pour ça qu’on voit de plus en plus d’artistes lancer des lignes de vêtements. C’est une entreprise dans laquelle je vais me lancer aussi, mais je prends mon temps pour faire quelque chose de vraiment bien.

Tu te donnes du temps pour réussir jusqu’à ce qu’à puisse devenir ton métier sur le plus long terme ?

Oui, mais je ne le vois pas comme ça. Dans la notion de métier; il y a truc un peu… éprouvant. Mais c’est mon activité principale et unique.

Des rappeurs ont dû arrêter, parce que le rap était quelque chose de chronophage et que ce n’était pas assez rentable. Ce ne t’effraie pas ?

Pendant cinq ou six ans j’étais rappeur, étudiant, je travaillais à côté… Tu peux tout à fait bien gérer ton temps. Je pense que tu peux faire plusieurs choses à la fois. Après, c’est vrai qu’il y a peut-être des gens qui gèrent mal leur budget, qui mettent beaucoup d’argent dans des clips, par exemple, et il n’y a pas de retour sur investissement. Mais en gérant correctement la chose tu peux faire du rap… en dilettante. Je ne me fixe pas de deadline, je fais ça au feeling. Pour l’instant ça me plait, j’arrive à faire un peu d’argent avec ça pour pouvoir financer d’autres projets par la suite… Si demain j’ai plus d’inspiration, j’ai plus envie de faire ça, j’arrêterai. Si tu penses en terme de temps, tu commences à te dévorer. Tu peux te dire : « Allez, je me donne trois ans pour réussir ! » C’est une passion à la base, si je dois arrêter c’est pas parce que je m’étais fixer une date butoir. C’est pas un contrat.

L’objectif financier ne prend pas parfois le pas sur l’objectif premier qui est de faire de la musique comme on l’entend ?

Tu peux vivre sainement sans faire des millions. Il suffit que tu fasses pas mal de concerts pour être intermittent, que tu vendes quelques vêtements à côté et tu peux avoir un salaire qui est tout à fait décent et qui te permet d’en vivre. Maintenant, c’est pas un objectif qui me fait perdre de vue mon objectif premier : prendre du bon temps. Si mon objectif était de faire de l’argent, il y a des moyens beaucoup plus rapides et beaucoup plus efficaces. La base, c’est prendre du plaisir en faisant de la musique et de le faire de façon agréable tout en gardant en tête qu’il y a des moyens de faire de l’argent avec.

C’est important de le souligner : une partie du public rap, notamment les plus jeunes, imaginent leurs artistes préférés comme des mecs qui roulent sur l’or juste parce qu’ils cumulent quelques milliers de vues sur Internet. La réalité est autre, non ?

Rien que par rapport à la notion de succès : c’est pas parce que tu as beaucoup de vues que tu as beaucoup de succès. Une vue n’est pas un fan, tu peux avoir des vues où les gens regardent pour se moquer, par curiosité, etc. Il y a une différence énorme entre le nombre de vues que tu peux faire et la répercussion réelle que ça peux t’apporter en terme de public. Je fais des vues bien plus modestes que des artistes qui sont martelés, mais malgré tout j’arrive à avoir une base très solide qui me permet de faire des concerts, de bouger, et donc d’en vivre. Après, la vie artistique, c’est souvent assez réduit dans le temps, surtout dans une période où les gens marchent pas mal à la mode. Le rap, malgré tout, est quand même une musique assez jeune où les gens peuvent ériger en modèle des artistes et très vite les oublier par la suite, c’est encore plus vicieux qu’une carrière de footballeur. Mais je reste persuadé qu’en gérant bien son petit bonhomme de chemin tu peux vivre sur le long terme correctement. Après, il y a énormément de rappeurs et il n’y a pas de place pour tout le monde. Les plus pugnaces s’imposent.

 

« De fait, ou de force, le rap va prendre la place qui lui est due »

 

Justement, tu dis qu’il y a énormément de rappeurs en France : pourtant les médias généralistes n’accordent que très peu de crédit au genre et s’amusent du phrasé de certains rimeurs. Pourquoi ?

Les médias de masse ont de tels a priori sur le rap que pour eux, quelque soit le rap que tu vas faire, il y aura forcément quelque chose de négatif. Booba, par exemple, c’est parfait pour eux. Ils sauront toujours trouver chez lui un genre de provocateur, des phrases chocs qui peuvent paraître vraiment ridicules sorties de leur contexte. C’est leur jeu : ils voient Booba ou un autre rappeur et lui sortent des phases dégueulasses, absurdes, les font passer pour des idiots un quart d’heure pour faire rire tout le monde. En France, on est dans un système assez conservateur : les mecs qui ont leur place dans les médias, ils la gardent pendant 40 ans. Ce sont des gens qui n’ont pas de culture rap. C’est un truc qui va évoluer au fil du temps et ceux qui détiennent les rennes des grands médias vont finir par basculer. De fait, ou de force, le rap va prendre la place qui lui est due.

Après écoute de ton projet, si tu vas sur un plateau télé, le mec aura du mal à te sortir une « phase dégueulasse ». La médiatisation de ce rap là, bien porté sur le fond, ça peut faire appel d’air pour la prise en considération progressive du genre dans tout ce qu’il englobe ?

Je sais pas. Tu vois, un rappeur plus soft, un mec comme Disiz par exemple qui n’est pas un mec méchant, je l’ai vu se faire détruire sur des plateaux télé. Même des artistes qui sont moins provocateurs ont aussi du mal à être pris au sérieux. Personnellement, mon soucis n’a jamais été d’intellectualiser le genre. Chacun fait son truc. On a une culture très riche avec des artistes très divers. Mais il y a une fracture entre les grands médias et la réalité du rap.

Les médias l’ont créé d’eux-mêmes ce « rap socialement acceptable de jeunes lettrés » : ils ont créé le slam.

C’est plus vendeur, ça fait moins peur. Quand tu dis rap, tu as tellement d’a priori. Et pas que dans les médias, aussi avec les gens lambda. Ils voient tout de suite un truc méchant de racailleux.

 

« Si la technique n’est pas au service d’un propos puissant, ça sert à rien »

 

Sans transition, les Inrocks disaient de toi que tu ne « tombais pas dans l’écueil de beaucoup de emcees de [ta] génération : une technique correcte qui cache un fond inexistant ». Tu es d’accord avec ça ?

Il y a une mouvance depuis quelques années qui est de faire des rimes sur plusieurs syllabes comme avaient pu le faire Kool G Rap, Big L ou Percee P aux Etats-Unis. Il y a trois, quatre ans, c’était une nouvelle tendance : l’idée était pour les rappeurs, souvent, de ne plus faire de phases à partir de pensées qu’ils avaient mais d’en faire à partir de rimes qu’ils avaient en tête. Du coup, tu as parfois un assemblage de rimes qui ne veut pas dire grand chose mais qui a juste un bon effet sur l’oreille. Si la technique n’est pas au service d’un propos puissant, quel qu’il soit, ça sert à rien. Il y en a beaucoup qui vont faire des jeux très complexes de sonorités, mais au final ça ne va servir strictement à rien. Beaucoup sont tombés dans ce piège là et balancent de la poudre aux yeux des gens.

Comment ça « ça sert à rien » ? Le rap doit forcément servir à quelque chose ?

Je trouve que c’est vite lassant. Autant faire du scat [utilisation d’onomatopées plutôt que des paroles, ndlr] si ça n’a pas de sens. Quel est l’intérêt de dire des choses absurdes si c’est juste pour bien sonner ? Quand je dis absurdes, faut bien comprendre, c’est juste que ça n’a pas de sens. C’est faux sur la syntaxe. Quand le mec te dit « Versace Versace Versace » [morceau des Migos, ndlr], il fait l’apologie des belles sapes, des belles voitures, bref : il te dit quelque chose. C’est pas ces artistes là qui étaient ciblés par la phrase des Inrocks, ce sont plutôt ceux qui font des rimes très compliqués où l’assemblage de mot ne veut rien dire. Ça ne veut rien dire au sens propre du terme.

Tu penses que le rap français a réussi à créer sa propre identité ?

Les différents types de rap sont surtout faits aux Etats-Unis. Il faut qu’on se mette au travail pour pouvoir faire nos propres types de morceaux et arriver à créer notre propre style avec nos propres singularités. Il faudrait qu’un morceau de Paris ne soit pas le même qu’un morceau de Marseille, de Nantes ou de Lille. C’est un truc que j’aimerai vraiment dans le rap français. Dans les codes musicaux comme dans les codes vestimentaires, par exemple. On est tous happés par ce qui se fait aux Etats-Unis, et à un moment donné il faut savoir être un peu chauvin.

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