Six mois seulement après Oderunt Poetas, dont nous n’avions pas manqué de vous signaler la sortie, le très productif Lucio Bukowski revient enfoncer le clou en cette fin d’année avec l’intriguant Hourvari, sorti le 25 novembre dernier. Un album de onze titres réalisé en compagnie de son compère de l’Animalerie, le beatmaker Milka, où l’infatigable Lyonnais continue de défendre un rap labouré dans un style se voulant réfléchi. On vous donne notre avis sur le dernier projet d’un manieur de mots, pressé.
Lucio Bukowski est un personnage à part dans le rap français. On sent quelque chose de boulimique chez lui, comme un besoin urgent de s’exprimer « pendant que le verbe décède ». Il résume dans ce nouvel opus son état d’esprit : « Si je n’écris pas, je suis un homme mort… John Toole », à l’image de cet écrivain américain au destin kafkaïen. Un nom parmi les nombreux que contiennent ses textes : entre Sartre, Antonin Artaud, Mallarmé… Bukowski a certainement le name-dropping le plus littéraire du rap français. Mais il peut aussi se fendre de références plus inattendues comme Frank Michael, cité dans « Ogni giorno è la scuola » sur son disque précédent, Oderunt Poetas donc. Une allusion au succès du chanteur de variété sans l’appui des médias. Il y rappe notamment : « Comprends c’que j’veux dire, je crée, me branle du reste / J’vous ai jamais demandé vos avis, m’en branle du reste / Donc ne prendrai pas en compte que tu aimes ci ou ça / Que tu trouves dommage que… nan, nan, nan, j’me fie aux sages / J’écris par pulsions, pas pour ton blog spé. » L’écriture pour soi comme leitmotiv, et une critique qu’il anticipe dans ses textes, alors qu’il fait l’objet de critiques élogieuses de la part de la majorité de la presse et des fanzines spécialisés. Certes en marge des plus gros médias, mais pas plus que la grande majorité de ses compères, Bukowski s’en moque avec une certaine éloquence, il faut bien le dire. Avec déjà six albums et quinze EP à son actif, on se demande s’il ne souhaite pas devenir le Rainer Fassbinder du rap hexagonal, un emcee-machine aux idées dévorantes, en lutte contre le temps.
Après trois EP sortis en cinq ans sous le nom de Lucio Milkowski, on s’attendait à ce que le duo soit bien rodé mais également confronté au danger de la répétition, sinon de la panne d’inspiration. Au final, on ne croit pas s’être trompé. Pourtant, les choses semblaient bien parties, avec une pochette laissant voir un ours aux multiples contusions, au titre intriguant : Hourvari. Il désigne le cri des chasseurs pour faire revenir les chiens sur leurs premières voies, quand ils sont tombés en défaut. Mais il peut aussi signifier un grand bruit ou un grand tumulte. Vers où se pencher ? Après plusieurs écoutes, on croit tenir entre nos mains un cri d’alerte envers la destinée humaine, qui prend à ses yeux l’allure d’un déraillement.
Pour le faire entendre, le rappeur se lance dans une diatribe sans fin : il pourfend avec sarcasme un monde en déliquescence, une époque froide et cynique engluée dans ce qu’il nomme les « Années folles », plongeant la tête la première dans les eaux glacés du calcul égoïste (« chacun pour son cul ») et du culte de l’argent-roi (« le fric demeure commanditaire »). Tout le monde en prend pour son grade, des puissants aux petites gens, ces « proies faciles jouant des rôles de blondes ivres » dans un théâtre de l’absurde contemporain faisant passer « de Daesh à l’OTAN, de Kardashian au Kwarshiokor » en quelques clics. Ce qui lui fait penser que la démocratie telle qu’on nous la présente « n’est qu’une société d’écran » à la manière dont a pu le formuler, entre autres, Bernard Stiegler.
Mais au-delà de ses diatribes, le Lyonnais déploie tout le long ce qu’il voit comme l’origine de la dérive, que Kafka résumait dans son Journal : « Croire dans le Progrès ne signifie pas dire qu’un progrès ait déjà eut lieu. » Pour Bukowski, l’enfer est pavé de bonnes intentions. Dans le meilleur des mondes, le emcee nous gratifie d’un réflexe orwellien, se voyant plus comme « une bombe à eau pendant la guerre du feu. ». Il nous confie ses doutes sur « l’homme nouveau, qui n’a plus de racine », nomade attalien « sans repères » avec « une bio du Che sur l’étagère, du coca au frigo » (« Pluie de grenouilles »), une façon de railler ce savoir en Kimono dont parlait déjà son frère d’armes Rocé. Il prend en grippe ce qu’il nomme les « mensonges soixante-huitard » dans une filiation idéologique qui rappelle celle d’un Clouscard (tout est permis mais rien n’est possible) et dont Jean-Claude Michéa reprend aujourd’hui le flambeau. Et s’il ne passe pas du rhum à l’absinthe (quoique ?), le rappeur à la fibre anarchiste préfère carburer au whisky, en endossant le costume de poète incompris « salement isolé comme un Chrétien d’Orient », plutôt que celui d’un sauveur providentiel.
Si la force de Bukowski réside dans une écriture dense et poétique, la musicalité de Hourvari souffre d’être un peu monocorde, comme trop glacée. Une sorte de thriller qui tournerait un peu en rond, dans un décor tout blanc, où l’on évoque la mort sans jamais voir le sang. Ce qui fait regretter le Lucio plus punchy de l’époque de Sans signature, sur des bpm plus nerveux, comme dans le très bon « Impopulaire », sur lequel il taclait, entre autres, « Canal, Sky, Technikart et Olivier Cachin ». Car la démarche du lyonnais contient un revers de lame : pleine de critique, elle tient parfois sur un fil entre panache et arrogance pouvant finir par lasser. Moins rageux, son flow s’est ralenti sur Hourvari, laissant entrevoir une certaine monotonie et donnant parfois le sentiment d’une leçon qui est assénée. C’est là qu’en négatif, brillant par son absence, se confirme la grosse complémentarité avec Anton Serra. Ce dernier, qui joue davantage de sa voix, surprend l’auditeur et donne, par contraste, plus de relief aux couplets de Bukowski.
Après une série de projets de bonne facture, ce Hourvari marque le pas, et révèle une certaine fadeur. Si Lucio est toujours cohérent dans son discours et sa critique sociale, on aimerait qu’il varie un peu la manière de se raconter, au risque de friser la neurasthénie. Peut-être la faute à une productivité excessive, qui donne envie de revenir aux albums précédents, faute de réelles évolutions musicales. Paradoxalement, c’est peut-être justement à cause de sa forte identité que sa musique ne sort pas forcément gagnante d’une succession rapide de projets. Malgré tout, les plus grands fans pourront toujours trouver de quoi étancher leur goût pour ses saillies tranchantes.
De quoi disserter sur la prise de risques dans le rap français et la capacité à renouveler une proposition artistique. Si on aime les questions sans réponses, de celles qui ouvrent la réflexion et le débat, on osera se demander à quel point le rap est-il enfermé dans son époque, obligé de céder à la norme de la productivité. On est à deux doigts d’organiser un débat « rap et décroissance ». Est-ce que la musique doit toujours être faite pour être écoutée ? Une œuvre ne se dessine t-elle pas aussi à la faveur des éclipses de son auteur, sachant laisser des respirations entre ses créations ? Autant de questions qui demeurent donc sans réponses et qui nous font préférer, finalement, ses disques précédents.