Si certains se plaignent de la relative pauvreté de l’année 2016 en matière de rap français, ils ne peuvent limiter ce constat qu’à ses grosses têtes. En effet, dans les recoins de la scène hexagonale, les rappeurs issus de SoundCloud sont de plus en plus à amener un son sans cesse renouvelé et d’une qualité grandissante, notamment en région Rhône-Alpes. L’Annécien Luni Sacks est l’un d’eux, et son premier projet Souterrain Son Vol. 1 est une réussite incontestable dès la première écoute. « Prends la bonne décision et mise sur le visionnaire. » Chronique.
L’EP de Luni Sacks est une invitation. Imaginez une soirée d’automne, un 11 décembre par exemple, date de la sortie du projet. Aussi puissants que soient les phares de votre fiacre, vous n’y voyez pas à plus de dix mètres. Un long mais étroit chemin boueux sous l’immensité volontaire de pins privant de vie la lumière du soleil. Sur votre gauche, des chiens aussi menaçants qu’aboyants, venant s’échouer violemment contre un grillage à mesure que votre véhicule avance. À votre droite, la noirceur de la forêt, si présente tant elle se cache. Au bout de ce tunnel à ciel ouvert, un manoir. Splendide ? Lugudre ? Vos yeux ne sauraient se décider.
À peine descendu, vos souliers sont encrottés. Après une courte marche sous les appels ininterrompus d’une armée de corbeaux, vous frappez de toutes vos forces contre l’énorme porte en chêne massif servant d’entrée. Un majordome vous ouvre, regard raspoutien et sourire de héros de thriller. Ne pipant pas mot, il vous guide dans les dédales du manoir, vous conduisant aux souterrains. Frappe deux fois, lentement, à une porte. Vous quitte comme il vous a accueilli, dans le silence. Vous voilà seul avec une lanterne au verre fissuré, face à cette pièce d’où émane deux bruits : une voix apeurée, bégayante. Et une autre voix. Celle de Luni Sacks, semblant s’adresser à un hôte plus en avance que vous :
« Tu vas subir la machine de guerre comme si t’étais Christie Mack
Luni Sacks ; j’veux chouchouter Cristina J’veux ce qu’il y a de meilleur pour mes gars, me parle pas de biz minable Me parle pas de pez minable »
Six minutes plus tard, le bois crisse, la main de votre hôte sur la poignée offre à votre champ de vision la vue d’une pièce tapissée de velours bordeaux, d’une table de poker et de vieilleries méticuleusement entretenues. D’un sourire très poli, il vous enjoint à entrer dans cette pièce, dans son Souterrain Son Vol. 1. Votre esprit a du vous jouer des tours : il est seul.
Trêve d’images. Ce qui interpelle en premier quand on écoute Luni Sacks, c’est sa voix. Quelque chose qui, soit dit en passant, aide terriblement à lancer une carrière. Luni Sacks a un timbre à part, grave, froid, celui d’une sorte de jnoun qui aurait pris possession du corps de Lino. Ou de méchant de dessin animé, au choix. Et, si sa voix est un ingrédient, il semble avoir trouvé la bonne recette en la combinant avec l’univers instrumental de son projet. Cette métaphore draculesque n’est en rien exagérée: écoutez « Christy Mack », « Retour de Jaffar », « Bizness », « Bal Masqué » ou « Sadako 貞子 ». Ou encore de la version chopped and screwed de « Fo$covich ». Le travail de composition est clairement axé sur une volonté de faire naître tension et malaise chez l’auditeur, par des mélodies, des synthés, des basses, des cloches. Oui, on peut y ressentir une légère influence Three 6 Mafia (qu’il revendique d’ailleurs dans « Bizness »), logique au vu de la montée en puissance de la scène phonk outre-Atlantique. Ce qui n’empêche pas des productions plus chill « (Rapides et dangereux »), boom bap (« 1.9.9.4 »), rock « (Francis Karlito Shit ») ou mélancoliques (l’interlude « Crap$$ ») de s’insérer dans le projet, par un habile agencement rendant l’ensemble cohérent.
Aurait-il travaillé ce projet avec un seul producteur pour parvenir à ce résultat ? « Mon beatmaker, c’est Giorgio Moroder », affirme-t-il dans « Sadako 貞子 ». La référence est très respectable, mais ce n’est ni Giorgio Moroder, ni un compositeur seul qui a travaillé sur l’EP. En fait, on retrouve autant ses propres productions, au nombre de quatre, que celles de Karl Ghost ou du Lyonnais Ian Vandooren (membre de Lutèce et pourvoyeur régulier de prods du 667), pour ne citer qu’eux. Karl Ghost – membre de son label Francis Trash – s’empare d’ailleurs du micro à trois reprises sur le projet, tout comme Majdon Co, lui aussi équipier de la structure originaire d’Annecy. Le tout se complétant par un gros travail d’Izen au mix de l’EP, lui qui a parallèlement concocté le beat de l’imposante introduction de l’EP, « Christy Mack ».
Riches rimes, riches références
Et ces productions très cinématographiques sont le terrain de jeu idéal pour laisser Luni étaler sa technique sobre et très efficace façon Daniel Wass. Quand on a de telles facilités pour lâcher des rimes riches – sans forcément partir dans le multisyllabique d’ailleurs -, ce serait dommage de ne pas en profiter.
« Mix dans le noir, je laisse ouvert tard Les homies rodent dans les parages Le silence est d’or comme l’omertaJ’ai la grosse Bertha dans mon garage »
Et, aussi hautaine et vierge d’autotune que soit sa voix, il semble capable d’offrir un surplus d’énergie à n’importe quelle production. Il s’approprie l’instru pour en relâcher quelque chose de réellement personnifié, aidé par un travail de mixage faisant la part belle aux voix. Dès lors, les phases semblent brutalement imprimées, comme un tampon venu claquer la feuille blanche et les pistes instrumentales. Ce qui n’empêche en rien de ressentir une impression de mastication des mots, et chaque pause – sur une fin de mesure, sur une demi-mesure – semble être faite pour lui laisser le temps de recracher un Freedent et d’en reprendre un autre.
Et qui dit musique cinématographique dit personnages, de fiction ou non. Avon Barksdale, Christy Mack, Thiago Alcantara, Keyser Söze, Mystical, Dora, la Three 6 Mafia, le Joker, Azouz Begag, Goldorak, David Bowie, l’imam Chalgoumi, Giorgio Moroder, Sadako Yamamura, Recep Tayyip Erdoğan. Qu’ont tous ces gens en commun ? Leur nom à tous surgit de nulle part à divers moments de ce Souterrain Son Vol. 1. Luni Sacks est un adepte du name-dropping dans sa version la plus poussée qu’il soit. C’est une autre caractéristique de sa musique, marque des grands (Sidisid, Freeze Corleone ou bien sûr Alkpote, pour ne citer qu’eux), et l’effet est toujours le même : on ne peut que prendre comme une bouffée d’air frais le fait qu’un rappeur se décide à ne pas mentionner que Tony Montana ou Sangoku.
Génération SoundCloud et arrachage d’étiquette
Enfin, un « rappeur », ce n’est pas si sûr. Parce que si Luni Sacks maîtrise très bien l’art du kickage, on peut l’entendre clamer dans « Le retour de Jaffar » : « Ils veulent me foutre dans la case rap, j’les stoppe. » Morceau où il en profite pour inviter le chanteur Lauren Auder, mystérieux albigeois d’à peine dix-huit ans, qui commence à faire parler de lui dans l’underground londonien. Et dont la musique consiste plus en des récits traînants à peine chantonnés et tout droit sortis de terre, qu’en des seize mesures en règle. Preuve que cette génération qui a fait son éducation musicale sur Internet et dont SoundCloud est le terrain de jeu ne commence vraiment à plus rien en avoir à faire des frontières musicales.
Et preuve qu’il n’y a pas besoin de crier partout qu’on fait du vrai rap pour être un bon rappeur. Parce que si certains médiocres jouent sur cette corde, l’EP de Luni Sacks est un très bon projet de rap d’un auto-proclamé non-rappeur. Et là, plus de discours théoriques qui tienne : seule parle la vérité des oreilles.