En 2016, le rap aura fini par infuser toutes les couches de la société française. PNL est étudié dans les lycées, SCH scandé dans les manifs, et Booba a désormais ses largeurs chez TF1 ou Laurent Ruquier. Pourtant, rarement un rappeur aura autant divisé que lui. On a tout lu et entendu sur le Duc et son oeuvre, le caractère supposément libéral et machiste de sa musique. Tout, sauf une réponse claire venant d’une femme. C’est enfin chose faite avec Ma Chatte, le livre de Marie Debray, qui offre une relecture féministe et moderne de la mythologie turgescente de B2O. De quoi ébranler plus d’un système de pensée binaire.
Il est souvent à craindre qu’un écrivain s’adressant à un autre artiste, une fois le clavier sous les doigts, ne livre qu’un récit de fan à l’écriture mièvre. Rassurez-vous, ce n’est pas le cas avec Marie Debray. Avec un plaisir contagieux, elle décortique dans son livre Ma Chatte les haïkus cyniques du météore Booba, dont elle tire une matière première solaire et humaniste. Avec en ligne de mire des sujets universels et archaïques : le sexe, le pouvoir, l’argent et la mort. Loin d’un monologue du vagin plaintif, la poésie de Marie Debray rentre dans le lard, monte sur le ring et nous offre une partition pour deux salutaire. « Parce que vous avez du noir dans votre peau et moi une chatte entre les jambes, nous sommes catalogués dans la rubrique sale race. » Donald Trump et son « grab them by the pussy » n’en aurait pas dit autant.
Quand on joint Marie par téléphone, elle nous assène un « ça fait plaisir d’échanger avec des gens qui ont compris ma démarche ». Comme quoi, en 2016, il reste encore du pain sur la planche pour qui refuse d’emblée les jugements à l’emporte pièce. Peut on être féministe et aimer le rap ? Une femme lettrée peut elle écrire au rappeur qui scanda un jour « va t’faire niquer toi et tes livres » ? Des questions qu’on pensait révolues et qui, pourtant, méritaient qu’on tente d’y répondre en abordant l’écueil du féminisme et du patriarcat, les chansons de Benjamin Biolay et les conseils avisés des éditeurs Grasset. Si tu kiffes pas renoi, tu lis pas et puis c’est tout.
SURL : Marie, tu as sorti ton livre à compte d’auteur, comment t’est venue l’idée d’écrire un livre autour de Booba ?
Marie Debray : Ça m’est un peu tombé dessus par hasard. Comme je dis au début du livre, j’étais « vierge », dans le sens où je n’écoutais pas du tout Booba avant une conversation un peu arrosée où un ami journaliste musical me suggère que je pourrais être séduite par son écriture. J’étais complètement en contre, j’avais plein d’a priori sur Booba au départ : « Quoi ? Écouter Booba ? Mais c’est un macho, c’est pas possible. » En décuvant le lendemain, je me suit dit que j’ai parlé sans vraiment connaitre. Donc je me suis penchée sur l’oeuvre de Booba, j’ai tout écouté, et j’ai eu un gros choc. Evidemment choquée par ses paroles sur les femmes comme par la qualité de son écriture, j’ai eu une sorte d’intuition : « Pourquoi on ne répondrait pas à ça ? » C’est aussi venu faire écho à des questionnements qui pouvaient m’animer autour du féminisme.
Au final, Booba n’était qu’un prétexte ?
Disons que Booba, contrairement à plein d’autres, dit les choses clairement, tu as envie de lui répondre.
Il y’a eu un morceau particulier ou une punchline qui ont provoqué un déclic chez toi ?
Je crois que c’était l’album Lunatic, avec une phrase comme « je les baise comme des chiennes, à chaque fois elles reviennent« , qui est assez géniale dans le sens où ça questionne. Pourquoi, nous, les femmes, on revient ? On est aussi responsables et pas que victimes.
Pour Ava Duvernay, la réalisatrice de Selma, aimer le hip-hop revient à aimer son agresseur quand on est une femme. Tu es d’accord avec ça ?
Ah, c’est l’éternel débat ! (rires) C’est ce que j’ai pu penser au début, une sorte de syndrome de Stockholm compliqué à gérer. Mais je ne pense pas que ça revienne à aimer son agresseur. Booba n’est pas mon agresseur dans le sens ou c’est de l’art et qu’en tant qu’artiste, il renvoie un reflet du monde dans lequel on évolue. Et oui, dans ce monde, il y des mecs qui disent « suce moi dans ma Lambo sans faire de tache », mais après on n’est pas obligées de le faire. Pour moi le rap c’est une loupe sur les bas fonds, la pirouette que je fais dans ce livre c’est de ne pas le prendre personnellement et travailler une réponse. Ce que je pointe dans mon livre, c’est l’absence d’amour plus que la violence. Aimer le hip-hop c’est aussi accepter d’aller fouiller la poubelle. Comme je dis souvent, Booba a la tête dans la benne, c’est notre éboueur. (rires)
Tu penses que le rap est plus misogyne que d’autres courants musicaux, comme la pop ou la variété qui développent pourtant d’autres clichés ?
Regarde les chanteuses ou les écrivains qui sont sur le devant de la scène : c’est des chialeuses, des Madame Bovary qui pleurent, qui ont été abandonnées, qu’on a trompé. Et a contrario les chanteurs du même genre maltraitent l’image de la femme au delà de ce que fait Booba. Tu prends Benjamin Biolay, que j’adore, il raconte quand même le meurtre d’une femme, qui, elle, n’est pas consentante, à la différence des récits de Booba. Ce que je dis toujours c’est que Booba baise des putes mais qu’il les paye. Les règles du jeu sont archi claires. Alors que dans le monde blanc de la pop, on te conte fleurette pour mieux te flinguer à la fin. Les filles de ce monde là sont esseulées, accrochées à leur chagrin d’amour. Il n’y a pas de Beyoncé en France. Et c’est un peu pareil en littérature. Je pense qu’en effet les chansons d’amour de la pop ou de la variété sont des horreurs d’hypocrisie. Prends Gainsbourg, que j’ai beaucoup aimé, on trouve ça génial qu’il se soit tapé plein de meufs, mais quand c’est Booba on trouve ça sale.
Surtout qu’au final, Booba et Gainsbourg partagent des traits communs. Une enfance douloureuse, un désir de revanche sur la vie et peut-être sur les femmes.
Voila, sauf qu’on va dire « Gainsbourg, l’homme qui aimait les femmes ». Booba c’est celui qui ne ment pas sur l’amour. Booba c’est bouddhiste, il n’y a pas d’illusion. Il a une façon d’être nu au delà cette perte d’illusion. Pour moi Booba, c’est la mélancolie, je pense que c’est un romantique. Il est dans une espèce d’absolu qui personnellement m’a fait du bien. C’est comme un passage initiatique où tu te défais des illusions, et c’est là que peut intervenir l’amour. C’est aussi pour ça que j’ai écrit ce livre.
Tu t’adresses à Booba dans ton livre en disant « vous avez la couleur de la victime, j’en ai le sexe ».
C’est un peu la thèse du livre. Pour moi Booba n’est pas mon ennemi. Tout ce que Booba peut évoquer comme son « combat d’être noir », je me le suis réaproprié en tant que femme. Et je trouve ça dommage que les femmes ne le fassent pas de façon générale.
Pourquoi cette question est pas plus investie par les femmes selon toi ?
Peut être que que la société française est extrêmement machiste et patriarcale et que les femmes n’ont pas accès à l’empowerment comme aux USA ? Je pense que les mouvements féministes sont bloqués à un endroit où les femmes ne sont que victimes, « parce que les hommes sont des salauds ». Je pense que c’est une fausse voie, on devrait renforcer notre puissance plutôt que se chercher un ennemi à combattre. C’est ce qu’a fait Booba, il est en colère mais a fabriqué quelque chose avec ça. Les femmes restent aliénées au patriarcat, malgré cette colère. Le féminisme s’est fait rattraper par ça. S’imposer à la Booba en défonçant les autres serait un échec. Dans mon livre, par la forme très écrite et intellectuelle, je fais un pas de coté. Je monte sur le ring mais pour proposer de la douceur comme de la force. On doit être puissantes en tant que femmes. Les femmes ont plein de pouvoir et de puissance à plein d’endroits, cela devrait être complémentaire avec les hommes.
Pas mal de rappeuses du monde arabe abordent la place de la femme, l’égalité entre sexes, la violence faite aux femmes. Pourquoi, alors qu’on considère ces pays comme jouissant de moins de liberté d’expression, on ne trouve pas de femme qui se saisisse de ces thématiques dans le rap français ?
Déjà, n’est ce pas une image d’Epinal de se considérer la France comme un pays libéré des questions patriarcales ? On a eu quelques acquis, suite aux mouvements féministes dans les années 70, mais le patriarcat a endormi la lutte. On nous a fait croire qu’on était libres, et on s’est endormi. Dans le Tiers-Monde soit tu hurles, soit tu meurs. En France les femmes ne sont plus conscientes de l’oppression qu’elles subissent. On a certaines libertés qu’on ne prend pas. Pourquoi personne n’avait écrit avant à Booba ? J’ai vu les réactions de femmes autour de mon livre. Rien qu’au titre, les gens ont peur.
Tu parles de construction politique à propos de « Ni Putes Ni Soumises ».
Il y a un sujet important derrière ça, c’est la stigmatisation des jeunes de banlieues issus de l’immigration pour ne pas regarder en face le patriarcat blanc. C’est une création du Parti Socialiste. Or les violeurs font partie de toutes les couches et classes sociales, les violences conjugales n’apparaissent pas plus chez les bourgeois que chez les prolétaires. Mais le bourgeois fait croire que c’est le prolétaire le danger. J’ai été proche des mouvements féministes et j’ai constaté que certaines sont clairement racistes et pensent que les musulmans sont des violeurs…
Pourtant, un de leurs faits d’armes reste leur tentative ratée de faire incriminer OrelSan pour sa chanson « Sale Pute ». Il est plutôt dans le stéréotype du petit blanc de province middleclass.
Bah c’est du rap, et les féministes ont un mépris de classe pour le rap. C’est vulgaire, les jeunes écoutent, les paroles sont super violentes… On peut juger, ne pas aimer et boycotter mais je suis d’accord avec le juge qui a pris la décision d’innocenter OrelSan.
Oui, sinon il faut emprisonner aussi Nick Cave quand il tue Kylie Minogue dans un clip…
C’est ça. (rires) Sauf que lui va dire qu’il est désolé, qu’il est fou de la fille. OrelSan lui, veut se venger, c’est de la haine pure. Je ne suis pas pour condamner OrelSan, mais qu’on ait le droit de dire la même chose. Souvent les féministes qui ne sont pas modernes sont dans une lutte contre l’homme et non le patriarcat, car elles n’ont pas résolu leur lien à la maltraitance ou à leur propre père. Or je ne pense pas que l’homme soit biologiquement plus violent que la femme. Il y’a des femmes qui vont user de maltraitance psychologique par exemple. Je suis contre la genrisation de la violence, c’est une construction sociale, un confort de pensée qu’il faut déconstruire. Pourquoi ne pas faire du rap, prendre la place de l’homme, soutenir les initiatives féminines ?
« C’est presque un acte politique de dire qu’une femme blanche lettrée peut parler à un homme noir rappeur »
Il y a une phrase dans ton livre, « au pays des sans couilles errant dans le falot désert du viril ». Est-ce que ce n’est pas cette virilité qu’il faut questionner au final, plus que la mettre en valeur ?
Pour moi la sur-virilité de Booba est un peu douteuse, elle est trop présente. A l’instar de Beyoncé, qui est tellement une machine qu’elle en devient débandante. On m’a souvent dit : « Tu écris sur Booba parce que tu veux le baiser », alors que pour moi il est comme un archétype. C’est une virilité fragile, et je trouve ça très beau. Je pense qu’il a une carapace et j’essaie d’y planter une petite épine. C’était aussi le challenge du livre, avec quelqu’un de moins perméable ça aurait été moins drôle. C’est un défi, si je me permets de le combattre c’est aussi que j’ai vu de la fragilité, de la mélancolie, qu’il ne cache pas tant que ça par ailleurs.
Je le vois comme quelqu’un de solitaire, même si ça fait un peu la fille qui essaie de sauver le pauvre garçon. (rires) Dans le livre j’ai essayé de questionner cette virilité. Je pense que les gens sensibles voient et comprennent ce mélange chez lui.
Tu parles d’enfoncer des épines, tu écris aussi « j’essaie de retirer les épées qu’on m’a mis dans la gorge ». Pour Wajdi Mouawad, un auteur canadien : « L’enfance est un couteau planté dans la gorge, on ne l’enlève pas facilement. » Tu penses que nos constructions en tant qu’hommes ou femmes sont forcément liées à l’enfance ?
Ça me semble évident, surtout en tant qu’artiste. Booba le dit dans « Pitbull », ou « Réél ». « ‘Tu deviendras un homme mon fils’ ne m’a pas dit mon père. » L’absence de figure paternelle, le fait d’être noir dans un monde blanc. Moi ça m’a renvoyé à ma propre enfance. Booba est dans l’ancestral, l’archaïque.
Tu penses qu’il représente un fantasme, dans le sens de quelqu’un qu’on aimerait soit incarner soit faire disparaître ?
Je ne sais pas comment est le vrai Elie Yaffa, mais il y a chez lui quelque chose de tellement caricatural qu’il est très adulé ou détesté. C’est une figure, un personnage de roman ou de BD très construit. Quelqu’un de très solitaire avec 200 000 mecs qui likent le moindre de ses posts Instagram.
C’est un vrai « héros » comme on n’en a pas vu depuis longtemps dans le paysage musical français et encore plus dans la courte histoire du rap français.
Il est très tragique. Je commence le livre en parlant des Dieux grecs. Il y a chez lui quelque chose de mystique, tu sens que dans son oeuvre la spiritualité le rattrape. Il y’a quelque chose qui le dépasse lui même dans son destin. Il a un prénom de prophète… On renvoie toujours l’image du Booba capitaliste, matérialiste qui ne pense qu’au cul, c’est le rôle qu’il s’est créé pour gagner de l’argent. C’est sa partie cynique. Quelque part il a beaucoup d’humour, une désespérance drôle. Je pense que profondément il sait qu’il y a autre chose. Il triche pour sauver sa peau.
Tu as eu des interactions avec lui depuis la sortie du livre ?
Je lui ai envoyé. Je sais qu’il l’a mis sur son compte Instagram. Ce qui est quelque part une validation. Je ne sais pas si il l’a lu ou si il est en capacité de comprendre mon but, il y’a tellement de Booba différents. Quand tu regardes son Instagram, il y a de quoi se poser des questions sur son état mental. (rires) On dirait une sorte de Citizen Kane dans sa tour d’ivoire. Je ne sais pas s’il en descend pour aller voir les gens. C’est le Duc qui décide.
Au delà de ton livre, c’est peut être ces rencontres entre mondes différents qu’il faut provoquer, non ?
En France les gens sont chacun dans leur case, tout est cloisonné. La grande idée du livre c’était de traverser la rue, provoquer une rencontre. Les éditeurs n’ont pas compris du tout par exemple. Pour moi, Booba c’est un de nos plus grands poètes et je pense que l’histoire me l’accordera. Mais quand je suis allée voir les éditeurs, ils étaient choqués. Ils sont blancs, habitent Saint-Germain-des-Prés, ils sont tous pareils. Quand ils connaissent Booba, pour eux c’est un connard de banlieue dont le public est analphabète et deale du shit. On me disait : « Tu lui écris parce que tu veux sa bite de noir. » Les éditions Grasset m’ont dit : « On vous signe demain si vous nous racontez comment vous avez sucé Booba. » C’était d’une violence absolue. J’ai vraiment ressenti le racisme et le mépris de classe qu’il y a en France. Comment leur dire qu’il y’a autre chose dans les rapports homme-femme, noir-e-blanc-he ? Traverser la rue, c’était aussi ça la provocation. C’est presque un acte politique de dire qu’une femme blanche lettrée peut parler à un homme noir rappeur.
Le livre Ma chatte de Marie Debray est disponible en commande en librairie et à la vente ici.