Le 20 février dernier à Nantes lors du festival HIP OPsession, Laëty Tual et Radikal MC donnaient la première représentation d’un spectacle inédit : la co-interprétation bilingue de l’album Lever l’encre en rap et chansigne, expression artistique d’adaptation des chansons en langue des signes. Un spectacle fait pour briser des barrières, de celles qu’on ne voit pas à l’œil nu, ou qu’on ne prend juste pas le temps de regarder. Retour sur un projet aussi passionnant qu’intriguant.
Ils se sont connus en 2011, aux Francofolies de La Rochelle. France télévisions les avait réunis pour réaliser un reportage autour de leur point commun. Eux, c’est Laëty et Radikal MC. L’histoire de deux parcours qui avancent comme en miroir : Laëty a embrassé la culture sourde par choix, passionnée à l’adolescence par la lecture du livre Le Cri de la Mouette d’Emmanuelle Laborit, alors que Radikal MC, né de parents sourds (ou autrement dit « coda » pour child of deaf adult), en a hérité comme langue maternelle. Ses textes soignés, teintés par la mélancolie, ont sûrement été nourris par un vécu imposant que « la parole a une valeur inestimable, que les mots sont précieux et que l’écoute tout autant ».
Pour mettre ce projet sur pied, ils ont travaillé à distance pendant des mois, s’échangeant les textes et les vidéos chansignées pour Laëty. Le tout complété par des résidences qui ont permis un vrai travail commun où les deux langues sont mises sur le même plan – nous avions d’ailleurs plus ou moins abordé le sujet avec notre interview de l’américaine Holly Maniatty, traductrice de concert de rap en langage des signes. Deux jours avant la première de ce projet unique, nous sommes allés à leur rencontre.
SURL : Laëty, est-ce que t’as pu avoir des difficultés pour traduire certains textes plus que d’autres ? Ou la crainte éventuelle de t’éloigner un peu trop de l’original ?
Laëty : La crainte de m’éloigner de l’original non, parce qu’avec Laurent [Radikal MC], qui connaît la langue des signes, on a pu aussi échanger sur une certaine finesse qu’on peut avoir aussi en langue des signes, et aussi en français. Donc bien préciser sa phrase en français, ce qu’il voulait dire, pour que je trouve le signe juste. Après, sur la traduction, Laurent il a quand même une écriture assez ouverte, avec un vrai phrasé français.
Radikal MC : Le chansigne, c’est le 2.0 de l’interprétariat. C’est quand tu te l’appropries, que tu arrives à retransmettre des émotions, des images, toutes ces choses qu’on fait dans le rap qui sont difficiles à faire en langue des signes, parce que c’est deux langues complètement différentes. Même si c’est la langue des signes française, niveau syntaxe, niveau cadre spatio-temporel surtout, c’est super difficile à retraduire. On a les « je », on a des conjugaisons, la langue des signes se geste beaucoup à l’infinitif. Or dans les textes de rap, on passe très vite du présent au futur, à « j’aimerai, j’avais, je voudrais ». Quand je dis « j’aimerais avoir quelque chose », en signes t’es obligé d’introduire « demain, je veux ça ». T’es obligé de placer ton cadre spatio-temporel à chaque fois que tu signes, et ça, ça demande un vrai boulot, parce que la musique elle tourne, donc t’as pas le temps. C’est ce boulot là qu’elle a dû mettre en place, et ensuite y rajouter une rythmique, qui pour un sourd doit être visible dans ses gestes. C’est pour ça que c’est pas de l’interprétariat.
Ça peut être assez différent, finalement, du texte original ?
Laëty : Non, ce sera pas différent.
Radikal MC : C’est l’essence du truc.
Laëty : C’est là où c’est un partage, parce qu’il me faut mes images. On a pu rigoler aussi sur quelques messages, genre « sur le texte que j’ai vu, j’ai encore pleuré en le faisant à la répétition ». Parce que c’est aussi pour ça que je voulais travailler avec Laurent, je savais qu’on avait des choses proches en termes de valeurs, et que je pourrais complètement m’approprier les textes. Je ne pourrais pas chansigner un texte qui me colle pas à la peau, moi en tant que Laëtitia. C’est la différence avec l’interprète, lui il peut tout interpréter. Même s’il n’est pas d’accord, même si ça lui colle pas à la peau. Dans le chansigne, y a vraiment un truc, c’est les tripes aussi qui vont parler.
« l’entendant qui porte un regard sur le monde des sourds, on lui dit ‘tu racontes de la merde’ »
Radikal MC, tu n’as pas choisi la langue des signes, alors que pour toi Laëty c’était un choix. Est-ce que ça vous donne des regards différents?
Radikal MC : Elle est plus sourde que moi, dans la culture sourde. C’est une question de vécu, moi ce qui me pousse à le faire, je te mens pas, c’est mes parents. L’amour que j’ai pour mes parents fait que je vais y aller à fond. Mais mon implication dans le monde des sourds, elle n’existe pas. Je ne fréquente plus le milieu sourd depuis longtemps, j’ai grandi avec beaucoup de sourds et d’enfants de parents sourds, mais on les fréquente beaucoup moins. La culture sourde je la vis chez moi essentiellement, mais c’est un peu une bulle.
Est-ce que ce projet te ramène vers l’extérieur pour partager ça avec plus de monde ?
Radikal MC : C’est mon premier pas dans ma culture sourde, ça va me pousser dans mes retranchements, ça va me pousser à signer comme je devrais signer. Parce que j’ai l’habitude de signer chez moi, et ma langue des signes, elle est bourrée de mauvaises habitudes. Elle est familiale, c’est comme avec des potes, avec mes parents on a plein de codes. Ce qui me tient, c’est l’amour de mes parents, et l’envie de mettre ma musique au service de quelque chose, pour une fois. Quelque chose qui m’est propre, parce que j’aime bien la légitimité aussi. Après, j’ai une lutte plus profonde, car la culture sourde a été remplie de bagarres entre sourds et entendants, et nous on est là pour faire le pont.
Il y a des conflits au niveau associatif, dans tous les projets qu’il peut y avoir au niveau culturel ?
Radikal MC : Des sourds vont estimer que certains entendants viennent un peu voler leur culture. Après, y a une bagarre même entre sourds, entre une culture sourde d’avant et une autre de maintenant.
Laëty : Et puis il y a aussi le fait que de toute façon, les sourds qui vivent dans notre société, tous les jours vont avoir un entendant qui va faire « oh, je sais pas comment on fait », et qui préfère du coup ne pas communiquer, fermer la porte, lâcher l’affaire. Il y a toujours des malentendus dans la vie de tous les jours d’un sourd. Après, quand la personne sourde a envie de faire de la couture, du basket ou de la cuisine, il va se heurter à d’autres difficultés. Et dès qu’ils veulent construire un évènement associatif, par exemple, si on le fait avec des entendants, c’est souvent les entendants qui vont appeler les collectivités, donc les sourds n’ont pas souvent les infos, ou mal. Ce qui fait qu’ils ne sont pas au courant de leur propre évènement, quand ils le font avec des entendants, parce que il y a toujours cette difficulté de la communication.
Radikal MC : Selon moi, avec le regard très extérieur que j’ai quand je le vis à travers mes parents, c’est qu’il manque des ponts. Je ne te dis pas que des gens n’ont pas essayé, mais finalement il y a très peu de gens qui peuvent faire le pont, et moi, par exemple, en tant qu’enfant de parents sourds mais entendant, d’un coup je deviens légitime. Je vais te dire une connerie, c’est un peu comme la blague sur un noir sortie de la bouche d’un noir. C’est drôle, et la même sur un noir sortie de la bouche d’un blanc, elle est gênante. Et dans le monde des sourds, tu vis la même chose. C’est-à-dire que l’entendant qui porte un regard sur le monde des sourds, on lui dit « casses-toi, tu racontes de la merde ».
Laëty : Moi par exemple.
Radikal MC : Elle, elle a payé ce prix-là. Moi j’ai jamais rien fait pour la communauté sourde. Je signe beaucoup moins bien qu’elle, il y a plein de choses que je fais moins bien qu’elle, mais moi on me donne du crédit, comme je suis enfant de parents sourds, on peut pas me toucher. C’est sur ce fil là où aujourd’hui, nous on représente un truc, je suis un garçon, c’est une fille, je suis métissé, elle est blanche, je suis enfant de parents sourds, elle non, mais elle signe mieux que moi. Et en fait, y a plein de morales à tirer de notre association. Pour les gens qui ont un pied dans le monde des sourds, il y a plein de leçons à tirer, et moi c’est ça qui m’intéresse. Au-delà de l’amour de mes parents, c’est ça.
Laëty : Nous, on va le faire sans forcément parler du handicap en disant « les pauvres sourds, il faut les accueillir comme ça, faites attention, on va mettre les appareillages, et tout ». Nous on va y aller avec une langue, on ne va pas y aller avec un handicap. C’est quelque chose de novateur, parce que nous on n’est pas dans le handicap. Dans d’autres projets, il y avait toujours le piège du handicap, alors que nous, on n’a pas besoin de se parler pour savoir qu’on va l’éviter.
Radikal MC : Oui, et puis même moi je te dis ça de très loin, on aurait pu arriver avec des textes pour les sourds, qui défendent la communauté sourde, et cetera. Et moi j’ai pas besoin, parce que je sais que les sourds n’ont pas forcément envie de voir des gens qui les défendent tout le temps. On vient défendre mon album tel qu’il est, et sans prétentions, on vient pas faire le téléthon. Ça permet de pas pointer du doigt et de dédramatiser. On ouvre les portes, et quoi qu’il arrive ça reste de l’art.
« On vient défendre mon album tel qu’il est, et sans prétentions, on vient pas faire le téléthon »
C’est aussi une expression artistique qui peut être un plus pour les entendants ?
Radikal MC : De toute façon, ça aura de l’impact sur les entendants. Les entendants regarderont Laëty et les sourds me regarderont, je le sais.
Laëty : En début de concert ça va faire ça, c’est clair.
Radikal MC : Parce que les sourds vont me regarder pour avoir mes émotions, et les entendants Laëty, parce que ça va les impressionner. En fait, on a tendance à regarder d’abord ce qu’on ne connaît pas. Les sourds, ils vont me regarder en se demandant : « Il signe quand, qu’est-ce qu’il fait ? » Et à un moment, parce qu’on représente ce pont, y a un moment où je signe et elle signe pas, y a un moment où on signe tous les trois avec mon DJ, Eddy Kent.
Il n’y a pas un moment où tu rappes, Laëty ?
Radikal MC : Ça c’est le futur. Je lui ai dit qu’elle allait prendre le micro, y a pas moyen. Je lui ai dit « si je moi je fais le pont, faut que tu le fasses ».
Laëty : Oui oui, on va voir. (rires)
Il y a eu des expériences à l’étranger proches de la vôtre, aux Etats-Unis par exemple.
Laëty : C’est l’histoire aussi qui l’explique, en France on a subi l’interdiction de la langue des signes, de 1880 à 1991. Tandis qu’aux Etats-Unis, ils n’ont pas eu du tout d’interdiction. Donc ils ont continué à apprendre ça comme une langue, ce qui fait que c’est beaucoup plus démocratisé, on n’est pas obligé de faire un festival pour les personnes handicapées pour avoir de multiples interprètes. Il y a le Wu-Tang qui vient ? Pas de souci. En France, il y a bien le collectif des Mains Baladeuses, qui le font au Foin de la rue à Laval, mais ce n’est que sur quelques morceaux, pas tous les concerts. La seule fois où tout le concert a été traduit en France, c’est moi.
Radikal MC : Ce qui change tout, c’est qu’on démarre une aventure, il y a des dates qui tombent et ces dates doivent être accompagnées de mise en place pour qu’elles tiennent la route. Elle et moi on ne suffit pas. Demain si on fait le Zénith, il faut une billetterie, il faut un interprète à chaque point, faut une communication interprétée et sous-titrée, il faut y aller à fond. Pour le coup, c’est ce qu’il y a là, avec l’aide de bénévoles très méritants.
Laëty : Avant, je courais entre les coulisses, le bar, l’accueil, pour traduire dans tous les sens. Maintenant, ça fait plus de dix ans que je fais ça, je ne cours plus dans tous les sens non plus, je ne peux plus. Là il y aura un dispositif depuis l’entrée, les sourds vont être reçus comme n’importe quelle personne.
Il y a un dispositif particulier à mettre en place sur scène ?
Radikal MC : Le seul truc c’est d’avoir deux micros, dont un sur pied. Après, le top du top, c’est un concert avec un jeu de lumières qui défonce, une scène avec beaucoup d’espace, qui permet d’avoir des jeux de lumière bien distincts, avoir un accompagnement visuel dans le fond, ça peut être plein de choses. Mais oui, le but c’est de passer à ça. Après, toutes les salles ne sont pas aptes à le faire, et on le sait, et quoi qu’il arrive, on reste des débrouillards. Laëty c’est une rappeuse de la langue des signes. J’ai rappé dans des endroits pas possibles, elle a chansigné dans des endroits pas possibles.
Laëty : J’ai même chansigné sur un frigo. C’était dans un tout petit bar, ici à Nantes, les gars ils étaient en bas, je jouais avec un band, et en fait, une fois que le public était rentré, on ne me voyait pas. Il avait un frigo à côté de moi, et donc j’ai fait tout le concert sur un frigo.
Ton nom de scène, il a été traduit ? Radikal MC ou Erremsi ?
Radikal MC : On ne l’a pas traduit pour l’instant. En langue des signes, les signes qu’on attribue aux gens font toujours référence à quelque chose qui est propre à quelqu’un, et il vient toujours de l’extérieur.
Laëty : C’est le public va décider.
Pour voir Lever l’encre sur scène, rendez vous le 30 mars à Lyon pour le festival Regards d’avril.