« Ceci n’est pas pour les mineurs. » Booba vous prévenait déjà dans « Boulbi ». Autant repasser la consigne : ce texte ne s’adresse pas aux mineurs, parce qu’en fait, eux ne se posent pas la question de savoir ou non si le rap les éduque. Ils l’écoutent juste. Lettre ouverte aux bien-pensants qui demandent au rap de préserver ses jeunes auditeurs.
3 avril 2015. Sur le plateau du Grand Journal de Canal+, Booba interprète « LVMH » alors que Martine et son fils Jérôme sont devant la télé. Devant la violence des propos, Martine ne peut pas s’empêcher de penser une chose : et si la chute des notes de son fils de 12 ans au dernier trimestre ainsi que son aversion pour Mimie Mathy étaient liées aux dires de ce musculeux rappeur ? Sauf que pendant que Martine et certains journalistes essayent de se persuader de ça, c’est maintenant votre fille, chère Martine, qui écoute seule Kaaris dans la cuisine. Elle y bouffe ce qu’elle s’est préparée.
Mais qui est l’exemple ?
Parce que le souci réside chez vous, Martine, pas ailleurs. Le souci, c’est votre positionnement face au rap. Qu’on soit clair : soit le rap ne préserve pas assez vos enfants et salit leurs oreilles jeunes et immaculées, et dans ce cas là vous acceptez aussi lorsqu’il est responsable de l’inverse – on ne se fourbe pas, on a compris depuis bien longtemps que c’était une logique à deux vitesses. Soit vous admettez enfin la réalité : on ne demande pas au rap de préserver quiconque, d’éduquer quiconque. Oui Martine, c’est à vous de le faire. Parce que le rap ne s’est jamais revendiqué lui-même comme éducatif ou préservateur de certaines valeurs, il n’est pas là pour éduquer ni pour préserver, mais pour mettre en lumière certains problèmes et/ou divertir. C’est donc votre problème si vous laissez votre enfant seul face à un divertissement trop sombre pour lui. De la même manière, vous seriez à blâmer si à 8 ans votre gosse se retrouve devant Le Boulevard de la Mort de Tarantino. D’ailleurs, qui demande à Tarantino d’éduquer, qui demande à Tarantino de faire attention aux litres de sang qu’il emploie dans ses films afin de préserver son auditoire ? Personne. Alors pourquoi demander à des mecs encore moins recommandables (parfois) de préserver vos enfants ?
Bah bah bah ouais. Et pour citer à nouveau le duc de Boulbi : « On m’a dit d’changer des mots pour pas qu’les petits me suivent / Pas grâce à moi qu’ils pensent à Tony devant leurs petits-suisses. » Pour cause, c’est de ta faute si en rentrant de l’école primaire, alors qu’il a appris les additions, ton fils ou ta fille pense à Tony Montana ou Elvira et les perçoit comme des modèles. C’est de ta faute parce que déjà à son âge, il en a entendu parler. Quand bien même si la première fois, il en a entendu parler via une chanson d’un rappeur, qui l’a laissé écouter cette chanson ? Alors qui n’a pas préservé ses petites oreilles immaculées pour la première fois ? On en revient toujours au même problème : l’éducation. Le rap ne doit pas être une porte vers l’éducation, vous devez l’être, chère Martine. Le rap, par contre, peut être une simple fenêtre vers celle-ci ou vers un ailleurs – qui ne s’est pas renseigné sur Chaka Zulu à force de l’avoir entendu sur une phase par disque ?
Mais comme lorsque tout enfant se penche trop par la fenêtre, il doit toujours y avoir un parent pour mettre le holà. Le rap est un outil, pas un professeur. On blâme un certain type de rap qui depuis le début préviennent qu’ils ne sont « pas là pour les petits« , puis on vante un autre rap sans insulte, positif, joyeux. C’est comme blâmer celui qui a porté l’estocade par pure défense et féliciter la victime qui est en fait aussi… un porteur d’estocade. Aimeriez-vous que vos enfants soient uniquement éduqués par une sitcom abrutissante qui les plonge dans un monde de bisounours niant la réalité mais joyeux à souhait ? Il y d’ailleurs plus de monde qui danse bourré en boîte sur du rap festif au message de paix que de jeunes qui descendent dans la rue pour s’unir autour d’une banderole. Parce que oui, ce rap festif, joyeux, porte tout aussi bien l’estocade à vos enfants.
L’essentiel décodeur
Vous n’êtes pas d’accord ? C’est que vous êtes arrivés devant le gouffre abyssal de l’incohérence d’un certain type de discours. Maintenant, à vous de choisir : soit vous vous jetez et vous plongez à tout jamais dedans, soit vous faites demi-tour et vous retournez écouter du rap avec vos enfants. Vous retournez leur expliquer qu’un feat entre Booba et Kaaris, c’est comme un The Expandables : bête, méchant mais terriblement divertissant. Même constat pour un morceau de Jul : c’est joyeux, ça parle de ta paranoïa, mais en fait, c’est comme une part de Pizza Hut froide, ça ne te nourrira pas.
Par contre, vous nuancez et vous expliquez à votre enfant qu’un bon titre de Lino, AKH ou Booba, pour le citer une quatrième fois, c’est comme Fight Club. Ça peut amener à réfléchir, mais il faut tout de même prendre du recul et ne pas oublier que c’est un divertissement. Puis enfin, vous lui dites qu’un titre de Soprano ou de Blacko c’est comme La petite maison dans la prairie. C’est très joyeux, tout s’y passe bien mais attention : la vraie vie est beaucoup moins rose.
Et là, votre mioche vous aura compris. Il aura compris qu’il peut écouter cette magnifique playlist diverses mais que sa véritable arme, ce sera les clés que vous lui aurez donné pour façonner son discours, un discours qui lui aura permis de décoder tous les codes propres au rap. Par exemple, vous avez été capable de lui expliquer que si dans les clips de rap US on a commencé à faire les gangsters à bijoux avec vixens dénudées, c’est qu’à l’époque de la ségrégation noire aux États-Unis, les seuls modèles de liberté qu’avaient les afro-américains, c’était les gangsters et les prostitués, libres grâce à leur argent. Donc les premiers clips ont commencé à reproduire ça en tant qu’hommage aux magnats de leur époque. On est d’accord : tous ne connaissent pas l’origine des codes qu’ils tentent de reproduire. Donc raison de plus ! Vous ne voudriez quand même pas que votre fils ou votre fille deviennent la prochaine poule aux œufs d’or d’une maison de disques ?
Et si c’était la faute de Mobb Deep ?
Loin de là l’idée d’avancer qu’un certain rap ne mériterait pas quelques procès d’intention. Mais allons au bout de ce discours et partons du principe que le rap, via ses mots, est responsable de tous les maux d’une société. C’est évident : les attentats de 1995 en France, c’est à cause de « Shooks One Part II » sortit cette année là sur l’album The Infamous de Mobb Deep. Le morceau a tellement traumatisé de personnes qu’à force de freestyles incessants sur cette phase B, certains ont décidé de faire un attentat. Les attentats de 2001 aux États-Unis ? C’est à cause de L’Amour est Mort d’Oxmo Puccino. C’est connu, les hommes responsables du crash des Twin Towers n’ont pas supporté « Le Tango Des Belles Dames » sur cet album. Mais ça ne s’arrête pas ici ! Le rap est à l’origine des émeutes de 2005 dans les banlieues en France, réaction directe à la sortie du disque Enfants de la Lune des Psy 4 de la Rime, groupe réputé par la violence de ses propos. La crise Lehman Brothers en 2008 ? Une conséquence de l’album The Recession de Young Jeezy. Bien évidemment, ce dernier a poussé les banquiers à une mauvaise utilisation du liquide qu’ils avaient à disposition. La plupart des traders de Wall Street ont fini avec des bimbos et des grosses voitures en voulant prendre exemple sur ces foutus rappeur. Résultat : krach boursier. Damn it.
Ridicule, hein ? Soyons sérieux deux minutes, pas besoin de rap pour que tout parte en couille. Quel est l’homme, plus encore qu’Alain Finkielkraut, qui déteste le plus le rap en France, le qualifie de sous culture, perd un procès contre Youssoupha et finit au tribunal correctionnel pour incitation à la haine raciale ? Eric Zemmour, bien sûr, ou la preuve vivante qu’il n’y a pas besoin de rap pour dériver complètement. L’homme aux mille controverses avoue lui même ne pas écouter de rap, cette « sous culture d’analphabète ». Cela ne l’empêche pas pour autant d’aligner ineptie sur ineptie et de donner un boulot monstre au CSA qui le rappelle sans cesse à l’ordre. Alors le rap si influent que ça ? On écouterait secrètement du NTM à fond chez Zemmour, d’où la cause de ses nombreux écarts ? Ça se roule un pilon sur du Seth Guego avant d’aller à ONPC ? Difficile à croire, hein. Appliquez vous donc à préserver autant les oreilles de votre gosse du discours de certains « influents » que du passage du morceau « LVMH » au Grand Journal.
Rappeur, justifie-toi
On demande toujours au rap de se justifier, alors que toutes les autres formes d’entertainment ne sont pas inquiétées par ce genre de conneries. Rentrons brièvement dans le jeu de la justification et mettons un terme à ce débat une fois pour toute. Pourquoi une façon si abrupte de dire les choses ? Parce que le moyen de communication le veut déjà. Quelque soit le but, lorsqu’on rappe, on cherche à transmettre un message. Comme lorsqu’on parle, c’est méta-physique. Or les rappeurs ont globalement trois minutes pour le faire. Alors forcément, il est logique de se retrouver avec un « enculé paye moi » plutôt qu’un « selon les données qui s’offrent à nous et à la suite de nombreux refus de ta part de me rendre une somme d’argent conséquente que tu me dois à la suite d’un litige, je suis dans l’obligation d’hausser le ton et de te menacer sous peine que je m’énerve ». La forme ne devrait jamais être un argument pour dénigrer le fond. Peu importe le message, peu importe la volonté de l’artiste, ses mots doivent rentrer dans la tête de son auditeur pour ne plus jamais en sortir.
Deuxième point : pourquoi ce rapport à la réussite, à l’exubérance, à l’argent, au désir d’être le number one ? Et bien demandez à Drake, c’est la culture du « Started From the Bottom ». Oui, les pionniers de cette musique sont partis des bas fonds, oui la genèse du rap n’était pas de conscientiser les foules mais plutôt de tout flamber pour que la misère soit entendue. Le rap a grandi avec des gens qui n’avaient rien, des personnes obligées de s’exprimer haut et fort et de vanter leur réussite, parce que personne ne le ferait pour eux. Ces codes là sont les fondations du genre et l’égotrip est aujourd’hui acclamé par nombre d’études. Et oui, le rap c’est l’affirmation du ‘je’, c’est le vrai éveil de la subjectivité. Je suis, je fais, je gagne, je mérite. C’est l’affirmation ultime de la confiance en soi. L’Université de Cambridge l’utilise même pour soigner des cas de schizophrénies et de dépressions sévères et ce n’est qu’un exemple parmi tant d’autres, c’est loin d’être quelque chose qu’on a sorti de notre chapeau.
Dernière chose, Martine : par moment, fermez la fenêtre du rap. Puis apprenez à vos gosses à être un peu plus tolérants, ouverts, emmenez-les vers le jazz, l’afrobeat et la chanson française, bien entendu. Là, ils seront d’autant plus prêts et armés pour retourner dans la cuisine de Kaaris. Et ils finiront par l’apprécier d’autant plus.