Et si le rap français recelait une conscience noire ignorée par le grand public et la critique, incapables de percevoir un message qui ne les concerne pas directement et perpétuant des catégories artistiques faussées ? Entre un rap grand public supposé bling-bling et un autre qu’on qualifie encore de « conscient », les barrières sont elles aussi peu poreuses qu’elles en ont l’air ? On a posé la question à des sociologues, chercheurs et journalistes pour essayer de démêler une histoire de conscience raciale finalement plus complexe.
Pour les médias mainstream et un certain nombre d’amateurs de rap, c’est entendu : il y a d’un côté un rap dit conscient, qui parle frontalement de politique et de réalités sociales, et de l’autre, un rap de « nouveau riche » qui serait privé de toute forme de conscience politique, et souvent accusé d’être futile, voire de faire le jeu de ses « ennemis ». À y regarder de plus près, il semble que ceux qui induisent cette séparation laissent la question raciale dans l’angle mort. Un des meilleurs exemples est la persistance de la question noire dans le rap français. Un rap français qui ressemble à son cousin américain, où de nombreuses personnes se demandent : et si les lascars d’NWA n’avaient pas autant si ce n’est plus contribué à la Black Pride que les bons élèves de Public Enemy, en quête constante de prises de positions ?
Une conscience noire bien inscrite
« En réalité énormément de formes de conscience différentes traversent le rap français » assure Norman Ajari, doctorant en philosophie et amateur de ce style musical. Il précise : « Des artistes qu’on a tendance à assimiler exclusivement au rap de rue, au hardcore, aux egotrips ou à la grosse punchline, comme Booba, Kalash Criminel, Kaaris et d’autres sont des artistes qui ne font pas de concession avec leur identité noire. » On pourrait ajouter bien d’autres exemples. MZ ne serait pas le dernier : le groupe, plutôt habitué à parler fumette et nénettes a récemment dédié un superbe morceau entier à la question, « Noir c’est noir ».
Aucun des artistes cités ici ne risque en effet de se voir taxer d’artiste « conscient », si tant est que le terme soit encore appellation d’origine contrôlée. Et pourtant, une conscience semble bien habiter leurs propos. Karim Hammou, sociologue, est tout aussi tranché : « Il y a à l’évidence une conscience d’être noir chez Booba, et un sens politique associé au rappel de cette assignation raciste et de son histoire » propose t-il en exemple. « La chanson « Ma Couleur » de Booba, c’est de bout en bout une confession d’une conscience noire. C’est une biographie de tout un peuple : celui des français noirs. Booba y alterne entre la première et la deuxième personne : il évoque son propre parcours tout en sachant que son auditeur noir va se reconnaître« , précise de son côté Ajari.
Et le rap hardcore, bien souvent, explicite même son rôle comme lieu de réapropriation de la parole, une de ses raisons même d’exister. « Mon peuple est muet, à cause de son teint, le silence a une fin » dit Kaaris, quand Booba, de son côté, martèle : « Les vainqueurs l’écrivent, les vaincus racontent l’Histoire. » Sans équivoque.
La grossièreté, écran de fumée ?
Le langage, sans doute, est un paramètre à prendre en compte pour tenter de saisir la négation d’une conscience dans le rap français grand public. Chez Booba, par exemple, la portée politique de « … j’ai Aimé Césaire« est sans aucun doute amenuisée chez certains par la première partie de la phrase « T’as aimé sucer… » Un fait que Marc Cheb Sun, directeur de la revue D’ailleurs et d’ici et militant antiraciste, trouve regrettable. Pour le journaliste , « la grossièreté n’empêche en rien la subversion des consciences« . Mais pour les artistes qui sont issus du rap et décident d’aborder avant tout la question noire, c’est la double peine : ils expriment un point de vue dédaigné, dans une langue et un style méprisés. « Non seulement il est encore difficile pour l’etablishment de considérer le rap comme une option musicale sérieuse mais en plus on est conditionné à percevoir difficilement l’art noir comme de l’art » soulève Franco, porte-parole de la Brigade anti-négrophobie. Qui résume : « Dans les faits ce style musical est aussi marginalisé que les populations qui l’incarne généralement. » « Le militant politique de base ou le journaliste mainstream va naturellement supposer que ce que disent les rappeurs est simplement vulgaire et sans intérêt, qu’il n’y a pas à réfléchir davantage » se désole pour sa part Ajari.
On peut étirer cette réflexion à l’absence sur scène de ce genre de rap, mettant en lumière des choix de programmation souvent orientés, notamment dans les SMAC, largement subventionnées par l’Etat. Au vu des artistes rap programmés dans la plupart de ces salles, on peut s’interroger sur la volonté de préserver une image propre, consensuelle ou correspondant aux lignes claires de l’image d’Epinal du rap supposé « politique » par essence. Ou comment certains programmateurs – dont le portrait type se résume bien souvent par quarantenaire blanc cisgenre fan de rock – perpétuent clichés et postures post-coloniales. Le fameux effet « Je te dirais ce qui est bien pour toi » étendu à un « Je te dirais ce qu’il faut que tu écoutes ». Entre mépris de classe et négrophilie bien pensante, on est donc pas sortis de l’aubergezer.
Pourtant Karim Hammou rappelle que ce thème de la conscience noire est vieux comme le rap en France : « La mise en évidence du racisme subi en tant que noir est un thème présent dès les premières heures du rap français avec des artistes comme EJM et le titre « Nous vivons tous » dès 1989« . Le chercheur remarque aussi des démarches bien précises dans le parcours du rap en France, comme ce « mouvement de réappropriation de l’histoire » entrepris avec des chansons comme « Tam-tam de l’Afrique » de IAM (1991) ou « Lucy » de B Love, (1992). Le rapport à l’histoire est en effet une thématique qui revient souvent, comme dans ce récent titre de Kalash : « Ma prof d’histoire connaissait pas Thomas Sankara, J’trouve ça regrettable« . Autre figure rhétorique redondante dans le rap : le retournement du stigmate. Un art que Booba, qui se définit lui-même comme » c‘macaque avec une plume » amène à son apogée en chantant insolemment sa métaphore : « comme une queue d‘négro : long et pénible ». Les allusions à la question noire viennent aussi rebondir sur l’actualité, quittes à être polémiques : « Ai je une gueule à m’appeler Charlie ? réponds moi franchement » chantait il y a peu Booba.
Le rap français dessine les contours d’une histoire universelle de l’oppression noire, allant de la dénonciation de l’impérialisme en Afrique à la maintenance des minorités noires dans un état d’asservissement dans les métropoles occidentales, notamment en multipliant les clins d’oeil à des personnalités historiques. « J’pose mon cul où je veux comme Rosa Parks » clame Booba, quand Kaaris célèbre le chef d’état africain Sekou Touré et que Kalash Criminel cite le militant anti-apartheid Steve Biko. Et si la question « n’a jamais été totalement occultée » dans le rap pour Marc Cheb Sun, il est clair « qu’elle ressurgit aujourd’hui, revient de manière très forte et très pensée« .
Le rap, porteur de débats
Preuve en est, il existe maintenant de véritables débats autour de la conscience noire portée par le rap. Franco, de la BAN nous dit : « des rappeurs se placent du côté des opprimé.e.s/racisé.e.s/déclassé.e.s socialement parce que c’est plus vendeur que de dire qu’ils sont du côté d’un ordre établi injuste« . Le militant, d’ailleurs, ne manque pas d’apporter un petit bémol : selon lui, chez certains, la conscience noire est aussi une posture commerciale pour toucher un public précis. Quoiqu’il en soit, le rap noir est porteur de discussions précises et sérieuses, qui traversent la société. Lorsqu’un Kery James chante « Et tes frères disparus que tu continues à pleurer – C’est pas des flics qui les ont butés – On est les premières victimes de notre propre violence« , dans « Constat amer », le débat ne tarde pas. Si Franco comprend ce que le chanteur veut dire – « Parce que depuis des siècles on nous empêche d’être « quelqu’un.e », nous pensons que jouer les ganstas nous donne de la consistance… Nous sommes prêt à faire de la prison ou à mourir pour de l’argent, mais pas pour notre juste cause, notre honneur et notre dignité » – Ajari est plus circonspect : « Certes, comme nous l’ont montré de grands penseurs noirs comme James Baldwin ou Frantz Fanon, l’autocritique est nécessaire à la communauté noire, mais encore faut-il, d’une part, qu’elle soit fondée, et de l’autre qu’elle ne renforce pas ceux qui nous haïssent. »
« Des rappeurs se placent du côté des opprimé.e.s socialement parce que c’est plus vendeur que de dire qu’ils sont du côté d’un ordre établi injuste »
Pour Hammou, le rap est « l’un des espaces artistiques privilégiés où un débat peut prendre place sur la question de la négrophobie, des violences racistes et d’une conscience de groupe des Noirs de France et au-delà. » Il en veut pour preuve les débats qui ont suivi la sortie de « Musique nègre » de Kery James, sur un site noir et féminin comme Atoubaa. Sur ce site, des membres de la rédaction se posent des questions : pourquoi Kery James prend-il la peine de répondre à une personnalité de l’extrême-droite plus obscure qu’autre chose, Henry de Lesquen, au risque de lui servir sur un plateau des arguments et une visibilité non méritée ? Un autre trouve dommage l’aspect « américano-centré » et « phallo-centré » du clip. Un autre pose une question simple et direct : « Où est Casey? »
Le rap aborde la question du racisme anti-noir, dessine une mythologie, une lutte, tout en laissant la responsabilité à l’auditeur de se positionner ou pas. Devant ces faits criants mais occultés, Ajari interroge sur la réception : « La vraie question que je pose aux auditeurs blancs de « rap conscient » est la suivante : êtes vous capables d’entendre, d’écouter et de comprendre la parole noire là où elle se manifeste ? » L’appel est lancé.