À la fois témoins et architectes d’un certain âge d’or du hip-hop, Stretch et Bobbito nous parlent d’un temps que les moins de 20 ans ne peuvent pas connaître. Avec leur récent documentaire, Radio That Changed Lives, les deux compères reviennent sur leurs années d’activisme qui ont permis de voir éclore pas mal de carrières de rappeurs. Dans le peu de temps qu’ils nous ont accordé, on leur a demandé quels secrets se cachent derrière leur show qui a influencé une génération entière et fait passer Doc et Difool pour des amateurs.
Quand on contacte Stretch & Bobbito par téléphone, on s’attend évidemment à rentrer en connexion avec l’un des duos les plus fresh de la planète hip-hop. À ma gauche, Stretch, grand type à la toison argentée, du genre articulé et savant, représentant une génération de DJs qui chassaient le son à la sueur de leurs fronts. À ma droite Bobbito Garcia, crâne dégarni s’exprimant avec l’anglais élastique des porto-ricains new-yorkais, à la manière des mecs qui bougent sur les playgrounds qu’il a fréquentés.
Forts de ces qualités, Stretch & Bobbito ont animé pendant huit ans (1990-1998) un incroyable programme radio qui a exposé MCs, crews, ou turntablists à un public qui ignoraient encore leur existence. Nas, Biggie, ou encore Jay-Z leur doivent ainsi assurément une fière chandelle. À l’occasion de la sortie de leur documentaire retraçant cette époque bénite, on a évoqué avec le dynamique duo l’envers du décor de leur show légendaire et comment ils ont apporté une pierre essentielle à d’édifice du rap de la Big Apple.
SURL : Votre ton à la radio est vraiment unique, en particulier maintenant que vous animez de nouveau, dans un paysage médiatique qui a tendance à se prendre au sérieux. C’est quoi votre recette ?
Stretch : Quand on s’est rencontré Bob et moi, c’est pas sur le plan professionnel qu’on s’est trouvés. On a fait équipe parce qu’on était amis et la relation professionnelle s’est construite naturellement. Je pense que nos chemins se seraient croisés, mais c’est seulement parce qu’on s’entendait si bien qu’on a fini à la radio ensemble. Pour ce qui est de notre alchimie, je pense que c’est notre sens de l’humour. Et paradoxalement, bien qu’on ait eu nos différents dans les années 90, je pense que c’est aussi dû à la façon dont on a évolué en tant qu’hommes et la façon dont on se place dans le monde. Je pense qu’on est encore compatibles et c’est pour ça qu’on a pu collaborer pour le film, qu’on peut faire de la radio ensemble et explorer les autres possibilités. Parce que ça marche. Mais sans rentrer tellement dans les détails, c’est vraiment le sens de l’humour et la façon qu’on a de communiquer et de se comprendre, c’est ça le truc. Et pourquoi on se prend pas au sérieux, c’est vraiment dans la continuité de nos personnalités.
Se trouver et créer de la musique ou des projets autour de la musique, juste pour le fun, tout en ayant un impact semble être une marque de fabrique des années 90. Est-ce que ça vous parait toujours faisable aujourd’hui ?
Bobbito : Je pense que le hip-hop a toujours été une force de rassemblement. Je pense que la tendance a commencé dans les années 70 : le phénomène qui consiste à s’amuser tout en faisant des affaires sous le couvert d’intentions créatives et d’une passion mutuelle ne date pas strictement des années 90. Et je pense que ça existe toujours en 2016. C’en est même perturbant. Tous ces albums qui sont composés avec un producteur et un rappeur qui ne se trouvent jamais dans une même pièce au même moment. Pour moi, c’est un peu étrange. Mais dans l’idée, les gens qui partagent une vision commune et des intérêts similaires peuvent toujours kiffer tout en prospérant. Nous, ça fait 26 ans qu’on rigole ensemble. Et on se marre toujours.
Et c’est un rire contagieux…
Bobbito : C’est la raison de notre succès dans les années 90, et la raison du succès de notre programme maintenant. On aime juste rire !
Quel regard vous portez sur la façon dont on consomme de la musique maintenant ? Est-ce que pour vous les plateformes de streaming constituent une évolution ?
Stretch : Je sais pas si « évolution » est vraiment le bon terme. Je pense que l’avènement d’internet et de l’individualisme a vraiment tout bouleversé. D’une certaine manière, des trucs qui ont pris si longtemps pour se développer, qui sont enseignés et passés de génération en génération – qu’il s’agisse de comment être ingénieur, comment être un DJ ou comment gérer un label – tout ça est juste disponible maintenant, et d’une manière qui a tout changé drastiquement. Pour les DJ par exemple, la barre est placée tellement bas que n’importe qui peut être un DJ maintenant. Tout ce qu’il faut c’est un ordinateur. On s’entend, bien sûr, tout le monde ne peut pas être un bon DJ, il y aura toujours de super DJs et de mauvais DJs. Mais la différence avec le passé c’est que les seules personnes qui pouvaient être DJ étaient celles suffisamment dévouées pour aller acheter des singles toutes les semaines, que ce soit des 45 tours, des 7, 10, 12 pouces jouables en club. Pour les disques pressés en quantités limitées, il fallait se faire envoyer certains disques par les labels quand t’avais une bonne réputation, ou te rendre le premier chez les disquaires qui les avaient. Ça demande un certain type de personnalités, du genre obsessionnel, pour faire tout ça. Maintenant, tu as des millions de DJs pour toutes sortes de raisons, mais aucune de celles que j’ai mentionnées.
« les seules personnes qui pouvaient être DJ étaient celles suffisamment dévouées pour aller acheter des singles toutes les semaines »
Alors d’après toi, il n’y a que les nerds qui peuvent être de bons DJ ?
Non, je veux dire que les gens qui ont du talent peuvent devenir de bons DJs et je suis sûr qu’il y en a qui sont très bons et qui utilisent Serato, téléchargent des fichiers et font des trucs fantastiques avec. Mais je pense aussi que le niveau d’expertise et les approches ont décliné drastiquement dans les 10-15 dernières années. Et pour ma part, les DJs pour lesquels j’ai le plus de respect ou ceux que je considère comme les meilleurs, sont ceux qui viennent de l’époque du vinyle. Je sais que ça semble être un préjugé de ma part, mais c’est vrai.
Et en ce qui concerne la distribution de la musique, ça a complètement changé aussi. La quantité de musique qui sort en une semaine est délirante. Et les générations plus jeunes sont à fond sur un morceau pendant deux jours, puis deux jours plus tard c’est la chanson d’après et c’est digéré si rapidement que c’est presque de la musique jetable. Ça sort et ça part. La musique que j’aime le plus, c’est ces albums qui ont fait partie de ma vie six mois, un an, voir deux… et qui me parlent toujours. Et je ne veux pas dire que ce genre de disques n’existe plus aujourd’hui. D’ailleurs Bobbito en parlerait mieux que moi, il joue des tonnes de trucs récents sur vinyle qui sont fantastiques. Mais il faut garder à l’esprit que de sortir un disque [vinyle, ndlr], c’est un processus complètement différent. Sortir une chanson sur iTunes c’est une chose, mais enregistrer une chanson dans un studio équipé pour un son propre, la faire masteriser et presser sur vinyle, c’est un autre processus et c’est parallèle à ce que les DJ avaient à faire dans le passé.
Alors dans le même esprit vous voyez les collectionneurs de vinyles et cassettes comme des nostalgiques ? Est-ce que vous pensez que c’est de l’ordre du fétichisme ?
Bobbito : Oui, je pense que pour certains c’est de la nostalgie. Mais je dirais que pour la majorité des acheteurs de vinyle, c’est vraiment choisir une qualité de son supérieure. Peut-être moins pour les cassettes… mais c’est un meilleur son que le digital.
Stretch : Même certaines cassettes.
Bobbito : Ouais, certaines cassettes ont un meilleur son que des fichiers numériques. Quand tu regardes la forme analogique d’un morceau, elle va atteindre toute la largeur possible avec des tonnes de pics. Un fichier digital, c’est compressé. Si t’écoutes un mp3 sur un mauvais système d’enceintes ou de mauvais écouteurs, tu te fais avoir. Et puis, à quoi ça sert d’avoir des millions de disques si ils ne te parlent pas ?
Stretch : Ils ne vendent même pas les fichiers non compressés sur iTunes.
Bobbito : Donc ce que tu obtiens, c’est une fraction de ce que le morceau serait s’il était bien masterisé. Tu n’obtiens seulement qu’une fraction de la vision de l’artiste. Donc quand les gens achètent des vinyles, c’est vraiment le choix intelligent pour le meilleur format de son enregistré.
Pourquoi sortir le film en 2015 ? Comment vous vous êtes dit que vous alliez mettre ça en image ?
Stretch : En fait, on a essayé de faire coïncider le film avec le 26ème anniversaire de notre premier passage radio, l’été dernier. On a fêté ça à Central Park avec un peu plus de 3000 New Yorkais, sous l’incroyable canopée et les étoiles au-dessus de la ville de New York. C’était assez fou. Donc c’était ça le timing. Mais pourquoi pas plus tôt ? Je ne sais pas. Quand il s’est passé suffisamment de temps pour gagner en objectivité et pour regarder dans le passé. On n’appartient plus à ce monde-là. C’était pas compliqué, on avait idée de faire le film pour raconter cette histoire. On ne cherchait pas à vendre un disque ou pour se remettre à animer un nouveau programme sur le hip-hop quelque part. On ne tentait pas de ressusciter un truc ou répéter quoi que ce soit pour créer de nouvelles opportunités. Bien sûr qu’on entreprend toujours des choses, mais c’est sous d’autres circonstances, un état d’esprit différent.
C’était quoi le pire moment que vous avez vécu avec l’émission ? Pourquoi ? Et la meilleure partie ?
Bobbito : Le pire moment pour notre émission, on le montre dans le film. Un moment de désespoir. Pour moi, sur huit ans, on a touché le fond quand Stretch et moi on s’est éloigné. C’est vraiment bien présenté dans le film. Et le meilleur moment, maintenant qu’on est en 2016 et que j’ai du recul, je pense que c’est de faire le film ! Ça capture tellement notre état d’esprit. Avec Stretch, on s’est vu, avant même de commencer la production et on a partagé nos freestyles préférés, nos morceaux préférés, nos a cappella préférés, et on était exactement sur la même longueur d’onde. Et maintenant, le film est là. Un document qui existe pour toujours. Parce que les cassettes elles, ont disparu ! Mais le film est là, disponible sur Vimeo partout dans le monde, il y a même des sous-titres français. On est en mesure de partager l’histoire de notre émission radio avec tellement de monde. D’ailleurs, on apprécie SURL et l’intérêt que vous nous portez en France, merci ! On aimerait vous envoyer un maximum d’amour et des crêpes banane-framboise à toute notre fam’ en France !
Est-ce que vous avez le sentiment d’appartenir à l’histoire du mouvement ?
Stretch : Bien sûr qu’on fait partie de l’histoire : l’histoire du hip-hop, de la culture new-yorkaise. Et même si on n’avait pas réalisé le film ce serait le cas. Mais le film… Tu sais, l’histoire c’est un truc animé, un truc qui vit : ça dépend de qui raconte l’histoire et la façon dont c’est raconté. Et la seule manière pour notre histoire d’être racontée correctement, c’était de le faire nous-même. Maintenant que c’est fait et que le film est sorti, on fait sans aucun doute partie de l’histoire.