Trap psychédélique et codéinée bricolée par des vingtenaires dans leurs chambres, la vaportrap hante depuis quelques temps Youtube et Soundcloud. Les producteurs en herbe, peu connus, y balancent de courts sons et des mix dans lesquels ils laissent courir leurs basses saturées et leurs samples de B.I.G mâtinés de mélodies distordues, le tout sur des rythmes trap ralentis. Sombre, planante, parfois régressive, cette musique inspirée de la phonk se nourrit de rap sudiste des années 90. Comme celui de la Three Six Mafia, violent et poisseux – voire parfois glauque. Mais pas seulement : le deuxième ingrédient au cœur du chaudron vaportrap est le mouvement Vaporwave et ses expérimentations kitsch.
Des années 1990, la vaportrap tire également son esthétique, s’habillant d’animés japonais et de mèmes de vieux épisodes des Simpson pour illustrer les sons sur Youtube. Partout s’affiche du violet criard et des polices gothiques un peu passées, comme pour tourner en dérision le délire gangsta de la trap américaine. Les producteurs s’approprient les sous-genres de rap qui cartonnent sur Internet pour en faire une musique instrumentale baignée de mélancolie. Tout cela en se jouant des codes habituels du genre : les clips de rappeurs entourés de bimbos, avec grosses bagouzes et dents en or sont remplacés par des boucles de Bart Simpson la bouche pleine de glace violette, ou de Hey Arnold tout défoncé dans son lit, un bang à la main. Inévitablement, l’esthétique fait beaucoup penser aux débuts du suédois Yung Lean et ses Sadboys. On retrouve d’ailleurs un peu des ambiances planantes de ses producteurs Yung Gud et Yung Sherman dans les sonorités de la vaportrap (dont le nom lui-même ne semble pas arrêté).
A base de samples piochés autant chez Gucci Mane et Future que chez le Yoshi de Nintendo ou dans le bruit de démarrage de la Playstation 2, de jeunes producteurs comme SOUDIERE et DJ YUNG VAMP détournent les images et les sons pour créer une trap étherée, décalée du reste du mouvement phonk. Mais procédons dans l’ordre en revenant à l’origine de la phonk elle-même, née au début de la décennie 2010. SpaceGhostPurpp, un rappeur et producteur de Miami, à commencé à y produire un genre de rap crypto-satanique, oppressant et violent à souhait – comme un bad-trip halluciné – le tout sur des rythmes grinçants, comme ceux de « Bringing Da Phonk« . Le genre se répand alors dans les strates du rap underground, jusqu’aux cabanes en rondins de bois de DJ Smokey, architecte canadien réputé de cette musique.
Les rythmes tarés et crasseux inventés par le Raider Klan, le crew de SpaceGhostPurpp, ont réussi à inspirer une génération de jeunes – souvent blancs – nés dans les années 1990 ou au début des années 2000, qui s’y identifient. Issus de la même génération, des « bedrooms producers » comme ceux du collectif PurplePosse et des chaînes Youtube comme celle d’E m o t i o n a l T o k y o puisent largement dans cette phonk ghetto, fascinée par le chopped and screwed cher à la légende de Houston DJ Screw et par la scène de Memphis. Le tout est lissé par ces jeunes producteurs pour rendre la musique moins poisseuse et morbide. On atteint finalement un résultat qui se rapproche de la Basement Musik de Yung Simmie, ancien lieutenant de Spaceghostpurrp parti naviguer dans son propre univers. Malgré le monde social qui sépare ces jeunes producteurs de leurs modèles, ils finissent par développer leur musique à eux – plus détendue, plus vaporeuse – sur Soundcloud et Reddit.
Basée sur le sample, la vaportrap de ces jeunes beatmakers puise forcément dans une multitude de références qui contribuent à créer toute une esthétique. La paternité du rap sale de Miami est revendiquée, mais avec une distance raisonnée, limite ironique. « Les références aux drogues, à la violence, ou encore aux films d’horreur, c’est simplement parce que ça fait partie de l’esthétique du genre. C’est une référence à un certain style de vie décrit par les rappeurs samplés dans les tracks. C’est surtout pour donner des images, un visuel autour de la musique« , raconte SOUDIERE qui pose en bermuda rayé sur la pochette de son EP Life, un montage photo kitsch où il lâche des billets mal photoshopés dans des sacoches Vuitton posées à ses pieds. Au diable la street credibility, sa musique claque comme une rafale de mitraillettes et brille comme un nuage de paillettes. Les samples ralentis et distordus créent une atmosphère éthérée, même si l’angoisse de la phonk floridienne revient parfois planer par nappes brumeuses. Pour SOUDIERE, « l’important c’est de pouvoir emmener les gens qui écoutent ma musique dans une bulle le temps de quelques minutes. » De là à dire que la vaportrap ne peut s’écouter que dans un état de stricte sobriété, il n’y a qu’un pas que nous ne franchirons pas.
Flotter dans une bulle, voilà une bonne description de la sensation ressentie à l’écoute de cette musique planante et marrante, qui parle de codéine à tour de bras mais qui répond plus aux prescriptions d’une tablette de Xanax. « Quand j’uploade des sons avec le mot dépression dans le titre, c’est pour les gens qui traversent des choses difficiles, et j’espère que ma musique peut les aider« , confie Cabvno, un Youtubeur américain de 17 ans aux plus de 80 000 abonnés. Il publie avec boulimie des morceaux et des mix de phonk et de lo-fi. On y retrouve des artistes qu’il aime comme Nxxxxs, SwuM, SOUDIERE et plein d’autres… Nostalgiques des années 1990 qu’ils n’ont, pour les plus jeunes comme Cabvno, pas connues, tous ces beatmakers nagent dans un spleen numérique et désabusé. Un sentiment partagé par leurs auditeurs qui se répandent en une masse invraisemblable de commentaires sur les chaines Youtube des principaux curateurs du style de Cabvno, comme Emotional Tokyo. Lui a mis en ligne trois mix reprenant des morceaux de SOUDIERE, YUNG VAMP, 6-6-6 ou Cizzvrp. Dans son sillon, d’autres chaînes ont balancé des mix qui trappent au paradis, au Japon ou à Miami.
« La phonk et le lo-fi sont devenus de gros trucs sur Internet et je pense qu’il y a des gens qui essaient juste de profiter de la vague. Mais en même temps il y a un gros public, demandeur de sons pour chiller et oublier ses problèmes« , soutient Cabvno, en rapport à l’effusion de mix sur Youtube, qui se suivent et se ressemblent parfois. Un risque d’homogénéisation qui plane au dessus du genre, phagocyté par l’algorithme de Youtube qui pousse à la standardisation pour un meilleur référencement. Sur Soundcloud, le rap instrumental tendance sudiste deviendrait presque mainstream : en 2016, « phonk » était l’un des hasthags les plus en vue sur la plateforme.
La phonk, la vaporwave et la vaportrap sont des genres ultra-poreux dont les frontières ne cessent de se flouter pour se redéfinir un peu plus loin. Phénomène le plus en vue, la phonk elle-même fait penser à certains journalistes, comme Gavin Haynes du Guardian, que le genre est celui de la génération Z, celle des petits frères et sœurs nés après Google, pour qui la musique « de 1967 a toujours été aussi accessible que celle de 2017 » et qui consommerait la phonk avec « la fascination pour la nostalgie d’un passé encore récent« . Une génération qui n’a que faire des étiquettes et pour qui le flacon importe peu, tant que l’ivresse est là. Si l’analyse relève pas mal de l’attitude journalistique consistant à raccrocher chaque phénomène à une tendance bien identifiable, force est de constater que la phonk à la sauce vaportrap est produite et écoutée par une nouvelle génération qui se joue des codes du rap sombre. Pour en faire le délire critique et sentimental de gosses inondés par un capitalisme numérique triomphant ? Il ne manque en tout cas pas grand chose à ce qui reste encore un mouvement connu de seulement quelques initiés pour faire exploser son audience. En attendant, la vaportrap et les autres dérivés instrumentaux soft du rap continuent d’exercer leur pouvoir d’attraction sur un public qui a troqué le dancefloor contre un peu de réconfort.