On a beau pactiser régulièrement avec les bobos illuminati et autres gestionnaires semi-officiels du cool, on peut pas tout prévoir, hein. Et puis on va pas se mentir, on n’a pas toujours été là non plus. Donc bon, un peu de calme. Par exemple, qui aurait imaginé, il y a seulement dix ans, que le rap belge nous pousserait à approfondir la géographie du plat pays ? Oui, le monde change, comme dirait l’autre, et les rappeurs aussi. Ce n’est pas Woodie Smalls et son rap anglophone smooth et planant qui nous fera dire le contraire.
Avouons-le, dans nos imaginaires franchouillards étriqués, le rap belge était parti avec un certain handicap sous le coup du phénomène Benny B, auteur d’une musique assez peu digeste, trop formatée par l’industrie malgré un vrai background hip-hop et un dj techniquement doué, DJ Daddy K. Mais cette période semble bien lointaine, à l’écoute de Damso, Shay, Caballero et JeanJass, ou encore Roméo Elvis ou La Smala. Autant d’artistes qui – chacun dans un style différent – ont le mérite d’amener un vent frais sur le rap francophone, fracturant les limites de l’hexagone. Pour un public encore en grande partie attaché à la qualité des textes, la langue française en partage est certainement un de leurs atouts dans cette conquête. Mais la Belgique, si proche et différente à la fois, a autre chose à nous proposer, et certains de ses rappeurs kickent fort dans la langue de Shakespeare. Si le rap en anglais a globalement été écarté chez nous dès le milieu des années 80, sous les rimes françaises de Destroy Man et Jhonygo (sur ce sujet et bien d’autres, lire l’excellent Une histoire du rap en France de Karim Hammou) le rap belge, qui a eu tout le temps de mûrir son art à l’ombre du grand frère français, est peut-être plus libre vis-à-vis de ce genre de barrière linguistique.
Woodie Smalls, Sylvestre Salumu pour l’état civil, nous fait donc reconsidérer notre géographie du rap, du haut de ses 19 ans. Malgré son style qu’on pourrait croire californien, il vient de Sint-Niklaas (Saint-Nicolas), ville néerlandophone située en Flandre-Orientale. Du genre enfant de la balle, dès l’âge de huit ans, il passait une bonne partie de son temps à rapper avec son cousin Grey, ce qui les ramenait souvent sur le chemin du studio de son oncle. Après un séduisant Soft parade en 2015, il a sorti en novembre une tape intitulée Space Cowboy, douze pistes qui s’écoutent d’une traite avec facilité, aidées en cela par une vibe très smooth, parfaite pour chiller. Aucune référence à Jamiroquai dans le titre, mais un nom issu de l’ambiance qui se dégage de la tape, aux ambiances éthérées, et oui, légèrement en apesanteur.
Après une introduction sous forme de confession, Woodie ouvre les hostilités sur un nerveux « Bad Day In Paradise », sur lequel il démontre une grande aisance à coller l’instru, comme des semelles à l’asphalte. L’ensemble des beats du projet s’avèrent être des « type beat », obtenus dans le formidable supermarché d’internet. Par exemple, l’instrumental de « Bad Day In Paradise » est un type beat « Earl Sweatshirt/Mac Miller » que Smalls s’est procuré auprès d’un certain Cartier Burgundy. Un beatmaker libano-roumain (si si) de 22 ans, qui exerce depuis Craiova, au sud de la Roumanie, où il étudie l’informatique. La piste suivante, « Moonrise Kingdom » voit apparaître son acolyte K1D, pour un morceau beaucoup plus smooth, sur un beat dont les xylophones évoquent, toutes proportions gardées, les sonorités du « One Love » de Nas. Mais ce sont les seules sonorités proches d’un boom bap classique. Le reste lorgne davantage vers des sonorités électro évoquant parfois le style d’Odd Future ou de Kaytranada.
En suspension dans l’espace, c’est l’état dans lequel semble être son rap, à l’écoute d’un morceau comme « Moonlight drive », sur lequel le « space cowboy » commence à quitter terre. Sur « Lucky strike », ballade aux accents adolescents, il déroule ses rimes avec un flegme digne d’LL Cool J. Une déclaration d’amour adressée à une MILF, comme le confirment ses dires sur Twitter et le clip, qui met en scène la rencontre. Smalls déroule avec simplicité, un certain art de la joie, comme aurait dit la Ruda Salska sur d’autres territoires musicaux. Parmi les meilleurs tracks du projet figure également « Planet Shrooms », ballade hallucinogène étrangement inquiétante qui avait fait l’objet d’un premier clip onirique. Ensuite, « Liquor » ramène un peu de nervosité, avant un R.E.E.F.A. beaucoup plus planant sur lequel il croise à nouveau le micro avec K1D, avant de finir sur un excellent « Slow Halows ».
Dans la manière de poser sereinement son flow, Woodie Smalls peut évoquer un Blu – en plus nerveux – ou un Fashawn – en plus mélodieux. C’est dire si le belge épouse parfaitement les productions sur lesquelles il déverse un flow agile et surtout, musical. Ses productions, comme ses lyrics, font dans l’extra-territorial. Mais bon, sérieusement, qui en 2017 juge encore la musique en fonction de son origine géographique, à part des trolls d’extrême-droite (coucou riton)? Et si les rappeurs appartenaient davantage à internet – comme avait dit Vince Staples lors d’une interview donnée à l’abcdr du son – et aux communautés musicales qui s’y développent? Smalls, au nom plein d’exigences ou de prétention, c’est selon, ne sonne pas plus belge que Cookin’ Soul ne sonne barcelonais, ou que Snowgoons ne sonne allemand. Woodie Smalls a cette modernité de ne pas revendiquer une attache territoriale particulière, et l’insolence tranquille de ceux qui veulent, eux aussi, le monde ou rien. Et ce Space Cowboy laisse penser qu’il pourrait élever encore le niveau pour son prochain opus, attendu en 2017.
Sa tape Space Cowboy est téléchargeable gratuitement ici.