Léger rappel des faits, pour ceux qui auraient échappé au phénomène. Voici quelques mois qu’un gosse noir de Floride (précisément de Broward County, terre de Kodak Black) fait parler de lui. Enfin, « gosse »… Dans les faits, il refuse de dire son âge: « If you put a pen on your age, it’s like putting a pen on your knowledge (…) So, I just say niggas that I’m 3hunna. »* Cet adulte revendiqué, qui a en réalité fête ses dix-neuf ans en janvier, c’est Jahseh D. Onfroy. Aka Xxxtentacion. En 2016, il a explosé les compteurs sur SoundCloud, à coup de dizaines de millions d’écoutes de morceaux pourtant jamais clippés. En parallèle de quoi il abreuve Twitter de motivation quotes retweetées à la pelleteuse, tandis que Drake commence à aspirer son âme – un indicateur comme un autre que son succès commence à être sérieux – et qu’A$AP Rocky en parle comme du « hottest nigga in Florida » : le triple X répand ses flammes en Amérique du Nord. Des flammes assez épaisses pour offrir à sa fumée une traversée de l’Atlantique, laissant une odeur de cramé dans un nombre croissant de narines.
THE LEAST CRAZY, REALLY ?
La première chose qui frappe chez Xxxtentacion, c’est cette volonté de laisser des giclées de sang sur la musique, de ne jamais autoriser une instrumentale s’en tirer indemne lorsqu’elle se prête au tabassage, de par la manière dont il s’y défoule, dont il y pose ses tripes. Vous vous souvenez de « Holy Water » de The Game ? Cette balade puissante et mystique sur le thème de la chrétienté, de la luxure et des femmes, qui samplait « Changes » de Mala ? Et bien, aussi forte que fut l’interprétation du rappeur de Compton sur le track, il est extrêmement probable que dans cinq ou dix ans, lorsque ce sample ressortira, l’inconscient collectif l’associera plutôt à « Look At Me » de Xxxtentacion. Sorte de version cradifiée du morceau de The Game, elle donne l’occasion à X de lâcher toute sa rage de lionceau en cage – et n’est pas son morceau le plus populaire sans raison. Il apparaît comme un marqueur évident de la touche Xxxtentacion, cet amour des instrumentales saturées et du cri comme outil d’expression principale, servant à débiter des lyrics tout aussi radicaux que what the fuck, ancrant sur ce dernier point sa musique bien dans son époque. Et bien que ce soit loin d’être la seule carte dont il use, Xxxtentacion a la rage, et il veut qu’on la ressente tant dans son déchaînement vocal que dans l’encrassage des instrumentales qu’il s’approprie.
Cette folie musicale, c’est elle qui en a fait un phénomène du web et qui a braqué les projos sur son faciès abimé. Mais elle n’est pas la seule source d’alimentation de ces lumières. Ce faciès justement, cette gueule intrigue en soi. A la manière d’un 21 Savage l’année dernière, son visage creusé et tatoué tend et inquiète, et non sans raison. Xxxtentacion est un chien fou, qui semble totalement incapable de maîtrise, et cela n’échappe à personne. Ce qui tombe bien : Internet adore les tarés, les incontrôlables, en bref les générateurs de contenus sur réseaux sociaux. Une forte personnalité, telle que le monde du rap les a toujours aimés, et notre homme en est bien conscient : « sans personnalité, tu n’es personne« . Et sa personnalité, complexe, saute d’abord aux yeux du public par une sale habitude à corriger : celle de se bigorner au moindre manque de respect.
Incontrôlable, Xxxtentacion est depuis la plus tendre enfance un casseur de gueules, compensant son physique – modeste – par l’absence de limite caractérisant ses pulsions belliqueuses. Ainsi, dès six ans, il se défoulait sur un type qui lui-même essayait de passer ses nerfs sur sa mère. D’ailleurs, il explique volontiers que ses mains ressemblent à un champ de ruine. Est-il fou ? « Je suis considéré comme fou, mais je suis le moins fou« *, clâme-t-il. Si l’affirmation peut étonner, il la justifie par le fait qu’il ne tape jamais gratuitement, par pur plaisir. En fait, Xxxtentacion a juste une capacité à garder son sang-froid proche du néant. Dès lors, cette tendance à avoir la droite facile s’explique beaucoup plus par un manque total de self-control face à la provocation que par un quelconque sadisme. Une tendance – plus qu’un goût donc – à se battre ayant hélas fait perdre sa berlingue à son casier judiciaire, l’homme étant d’ailleurs derrière les barreaux à l’heure où cet article est publié.
Et cette dernière incarcération en date résulte d’une histoire glauque, repoussante à souhait: les poings de Xxxtentacion se sont cette fois attaqués à sa compagne enceinte. Une info qui tout en choquant le web, a contribué à son buzz, le laissant apparaître comme un newcomer un peu punk dont on sait peu mais qui inquiète à la première approche. À la manière d’un Tyler, the Creator en 2010, mais dans un autre registre. La suite de l’histoire est prévisible : la fascination pour les étranges et les gens flippants étant ce qu’elle est, notamment dans le milieu du rap, l’indignation n’a pas prévalu longtemps. Le succès fou de sa musique couplé à la personnalité touchante du garçon en interview a mené son auditorat à minimiser les faits, allant jusqu’à la mise en vente sur le web de t-shirts « Free Xxxtentacion« . Toujours est-il que, bien que nous en sachions peu sur cette histoire, X était censé être libéré le 17 janvier dernier. Et dès le 16, des rappeurs comme Ugly God ou Lil Bibby se félicitaient de sa sortie imminente… Mais quelques jours avant cette date, Adam Grandmaison (alias Adam22, animateur du podcast No Jumper à qui Xxxtentacion a délivré sa première interview début 2016, devenu depuis son manager) annonçait que X soufflerait sa dix-neuvième bougie en prison. Il n’en serait probablement libéré qu’à l’occasion d’un nouveau passage devant les juges en avril prochain.
« j’ai ruiné notre relation, juste parce qu’elle m’aimait »
C’est toujours triste quand un fait divers implique le corps d’une femme et les phalanges d’un rappeur. Avant tout parce que c’est l’occasion d’un débat intérieur désagréable pour bien des auditeurs de rap sur la place de nos principes dans le choix d’écouter – ou de boycotter – un rappeur. Pensée aux kiffeurs de Lil Reese. Chacun fonctionne à sa manière, mais savoir que le type qu’on écoute n’hésite pas à bousiller une mâchoire féminine à l’occasion, ça reste concrètement déplaisant. Même si avec Xxxtentacion, on ne semble pas avoir affaire à un bourreau des corps. Plus à un cogneur impulsif qui a dérapé une fois de plus et porté ses coups vers le mauvais sexe. Certes, il est capable d’insulter la gente féminine un morceau entier. Tout cela semble plus relever de la fougue d’un gamin paumé dans le manque de maîtrise de ses émotions, que d’un machisme primaire tendant vers l’oppression physique.
Mais s’il ne semble pas être un simple lâche, c’est parce que parler de ces dames, il peut le faire avec une sincérité et un respect profondément touchant. A commencer par l’une de ses ex, muse de son morceau « Elephant In The Room« . A son propos, il explique ceci : « La façon dont elle m’aimait, me montrait de l’amour, littéralement je l’aimais tellement, que j’ai voulu qu’elle me laisse seul. Donc, j’ai ruiné notre relation, juste parce qu’elle m’aimait.« *. Ajoutant que cette femme, tout autant que la musique, a sauvé sa vie. Cela n’excuse absolument rien, c’est simplement à souligner.
Une vie commencée avec l’autre femme dont il parle avec amertume et amour : sa mère. Son rapport à cette génitrice semble très complexe, source de bien des névroses, et écouter Xxxtentacion parler d’elle, c’est comprendre ce qui en a fait le personnage qu’il est aujourd’hui. Après une enfance en Jamaïque, sa mère a débarqué aux Etats-Unis, évoluant dans un environnement instable dans lequel a baigné le bébé qu’était Xxxtentacion. Un bébé chouchouté ? Pas vraiment. « Un gosse était sa dernière priorité »*, dit-il, et sa mère le passait de main en main, à tous ceux qui pouvaient s’occuper de lui. Un comportement qui créa bien des passes d’armes entre la mère et le fils, mais qu’il comprend avec le recul et l’âge adulte, ne lui en voulant pas, conscient des difficultés qu’elle avait à vivre en éduquant ce gosse qu’il était.
Toujours est-il que bien des blessures dans l’ego de Xxxtentacion, qui ressurgissent dans sa musique, viennent de ce rapport à la mère, qui l’a élevé seul. Par exemple, l’absence de visuels interpelle, au vu de la notoriété grimpante du garçon. Comment la justifie-t-il ? Par le fait que sa mère n’ait pas su lui donner confiance en lui, et qu’il n’aime pas sa ganache. Quelle est la source de son puissant besoin de liens avec les autres, qu’il s’agisse du public ou de ses potes ? L’insuffisance des liens entretenus avec celle qui l’a fait naître, en parallèle de cette absence de père. D’autant que celle-ci eût l’occasion de le frapper plusieurs fois pendant son enfance. Ce qui n’est pas anecdotique quand on voit ce qu’il est devenu. Des faits dans ce genre, on pourrait encore en citer quelques autres, notre ami semblant aimer s’étaler sur le sujet de cette mère. Une enfance traumatisée, suivie d’une adolescente bordélique, expliquant son désir de se lancer dans la musique, de par la folie créatrice que ce début de vie a fait naître en lui. Mais surtout par la volonté de se débarrasser de cette personne qu’il est et qu’il n’aime pas. « En jouant un personnage et en créant cet artiste, je cherche littéralement la mort de mon nom, de mon vrai nom (…), la mort de qui j’étais.« *
UN RAPPEUR HORS DU RAP ?
Un état d’esprit en phase avec le titre de son premier projet non-officiel téléchargeable sur le net, qui est avant tout une référence à son emprisonnement actuel et qui fait par un triste hasard écho à cette volonté de se libérer de lui-même, de Jahseh D. Onfroy. Cette mixtape, FREE X, a été publiée le 21 janvier dernier par un certain Reezy London. L’initiative de ce projet ne vient pas de lui ? Qu’importe, le floridien n’en a cure que sa musique soit téléchargée illégalement, tant qu’elle attire l’attention sur lui (ce n’est pas pour rien que son morceau-phare s’appelle « Look At Me »). Et ce FREE X offre un joli aperçu de l’univers musical incondensable de X. Trente titres, penchant vers un tas de bords musicaux différents, offrant toutefois quelques premier enseignements sur l’identité musicale de notre ami, aussi éparpillée soit-elle. La rage brute, tout d’abord, celle évoquée plus haut. L’insulte, qui semble être prononcée tous muscles tendus, comme le défouloir ultime d’un type dont les nerfs sont sous hypertension. Ce qui peut donner des résultats chaotiques qui, s’ils paraissent parfois limités lyricalement, sont en fait très intéressants sous un autre paradigme : celui de l’énergie. Le rap a toujours profondément aimé l’énergie, sous toutes ses formes, de DMX à Waka Flocka. Surtout quand elle est authentique, brute, captivante. Avec Xxxtentacion, on semble encore franchir un palier. Son énergie insultante est glaçante, spontanée, sincère, collant parfaitement à son image naissante de défourailleur lunatique.
La volonté de motiver l’auditeur, ensuite. Il ne le fait pas qu’en lâchant des morceaux complètement barrés. A la manière de sa ligne éditweetoriale, il aime à donner des conseils aux fans pour qu’ils se sentent mieux dans leur peau. Cela peut évidemment prêter à sourire, mais c’est une donnée incontournable de sa musique. Et il est capable de le faire via des monologues de plusieurs minutes, comme dans la seconde partie de « A Helping Hand, not a Song« . L’honnêteté, enfin, et c’est une donnée reliée à la précédente. Ainsi, dans un morceau comme « Let’s Pretend We’re Numb« , il s’adresse à son ex, en rien gêné d’avouer qu’il pense à elle en permanence et qu’il est clairement jaloux de tous ces types à qui elle parle. Ce qui n’est pas vraiment qualifiable d’habituel dans le rap, vous en conviendrez. En fait, la musique de Xxxtentacion semble être une transposition artistique parfaite de ce qu’est son esprit : la colère aveuglante du X qui se bat, laissant parfois place au X qui cherche à aller de l’avant et qui incite en l’occurrence ses auditeurs à en faire de même. Avant lui-même de s’effacer au profit du X à fleur de peau qui laisse son esprit le torturer en pensant aux femmes.
Sa musique, justement. Comme expliqué précédemment, ses instrumentales sont extrêmement variées. Or, l’époque est à l’explosion des genres. Il est vrai que le rap n’a jamais limité son ouverture aux seules autres musiques populaires dans la communauté noire américaine, de Rick Rubin à Afrika Bambaataa. Mais aujourd’hui, il semble tout simplement que plus rien ne soit interdit aux rappeurs en matière d’ouverture musicale ; les aventuriers sont récompensés, les réticents vus comme fermés d’esprit. Brodinski le ramène vers l’electro, Bones et les $uicideboy$ regardent clairement du côté du métal, Lil’Yachty étant plus proche d’Henri Dès que de Nas… Bref, le rap se fond de plus en plus dans le même moule que d’autres matériaux. Et c’est en quoi Xxxtentacion, plus que d’être le reflet de cette époque, l’incarne tout simplement. Avec ses nombreux morceaux taggés « alternative rock », ses instrus acoustiques, ses cris métalliques, il est peut-être déjà l’emblème de ce que l’on pourrait appeler « génération des rappeurs multi-genres ». D’autant plus que ses changements de terrain de jeu n’attaquent en rien la cohérence de sa musique.
Si l’on devait toutefois lister les principales tendances instrumentales sur lesquelles il se vide la tête, on penserait d’abord à cette phonk électronique, en vogue chez les SoundCloud rappers depuis quelques temps, et vouée à se développer de plus en plus à l’avenir. Au punk aussi, pas tant dans les instrumentales que dans leur mixage au Gator Kukri sur ses morceaux les plus énervés. Tout ça se mêlant à d’autres influences entremêlées, compliquant sévèrement le travail d’analyse de ses morceaux. Attention, toutefois. La trap de « I Am » (en compagnie de son pote Ski The SlumpGod), le boom-bap de « Rare, part 2« , le R’n’b de « Emoji » ou le cloud rap de « Manikin » rappellent qu’il est avant tout un rappeur. Un rappeur qui ne s’impose simplement aucune limite musicale. D’ailleurs, aussi surprenant que cela puisse paraître, c’est par le boom bap qu’il a commencé dans la musique, cherchant à maîtriser les bases. Mais ça, c’était avant d’emprunter les voies de l’innovation en laissant ses tortures et pulsions façonner sa musique.
Si celle-ci intrigue, c’est donc en procédant à une visite dans les sous-terrains de son esprit qu’on la comprend. C’est tout le paradoxe Xxxtentacion : vouloir se libérer par la musique de son passé, alors que ce même passé est celui qui rend cette musique si particulière. A l’inverse d’artistes suivant des stratégies, ou de ceux qui se concentrent sur un sous-genre de rap parce que c’est là qu’ils y sont les plus performants, Xxxtentacion laisse sa tête parler. Et ses lyrics, comme leur interprétation et le choix de ses instrumentaux, semblent faire de ses morceaux un reflet extrêmement réaliste de son âme en haine, par le biais de ce miroir déformant transformant toutes ses pensées en fichiers mp3. Le clivage des courants, des genres, des sous-genres semble dépassé : ce qui touche tant d’auditeurs sur la planète, c’est probablement la sincérité du X avant toute chose. Comment l’exploitera-t-il à l’avenir ? Le verra-t-on sortir des mixtapes plus cadrées, des albums, signer chez Interscope, collaborer avec d’autres noms ? Tout cela est difficile à prédire. Mais nous avons une certitude avec nous : ce gamin à la chevelure et à l’esprit mi-ange mi-démon a le potentiel et la personnalité pour être de ceux qui s’imposent comme des ovnis inclassables et légendaires du mouvement rap. A lui de transformer l’essai, là où d’autres se sont cassés les dents. Et de s’éloigner un temps des rubriques faits divers.
* Propos tenus par Xxxtentacion durant l’une des deux interviews qu’il a donné à ce jour : soit durant celle pour NoJumper, soit durant celle pour Elevator.